Premiers à avoir fait la révolution dans le monde arabe, les Tunisiens sont aussi les premiers appelés aux urnes. Demain, 7,5 millions d'électeurs feront entendre leur voix en choisissant parmi 11 000 candidats. La fièvre électorale, a constaté notre envoyé spécial, atteint toutes les couches d'une société en pleine mutation.

Dans les rues de Tunis, c'est l'habituel chaos. Des piétons téméraires se faufilent entre les voitures entassées, les passants se hèlent en criant, des odeurs de friture et de musc envahissent les narines.

Et partout, partout au cours des derniers jours, on discute des élections historiques qui auront lieu demain. Avec passion, mais avec un calme et une liberté impensables il y a neuf mois, sous la dictature de Zine el-Abidine Ben Ali. Pas moyen de faire trois pas sans entendre les mots «Ennahdha», «Ettakatol» et, surtout, «Intikhabèt» («élections» en arabe).

Avenue de la Liberté, dans un vieux quartier bordé de maisons qui ont connu des jours meilleurs, Ryadh et Assad, 8 et 9 ans, se chamaillent. Ils reprennent à leur façon la question qui monopolise pratiquement le débat politique, au grand dam des partis progressistes: la place de la religion dans la nouvelle Tunisie.

«Les islamistes, ils vont fermer les hôtels et forcer tout le monde à porter le voile, je te le dis, idiot!», lance Ryadh à son petit ami, inquiet. Questionné, Assad explique avec un peu plus de contenance que son père est serveur dans un hôtel.

Un emploi payant dans une Tunisie où sévit un taux de chômage de 14%, des inégalités entre les régions qui expliquent en partie le soulèvement de l'an dernier, et une économie qui peine à se relever des mois d'incertitude qui ont suivi.

Le nouveau sport national

À quelques pas de là, dans une des dizaines de boutiques de téléphones cellulaires qui grouillent au centre-ville de Tunis, Imed Louz répond sans détour quand on lui demande s'il a fait son choix: il va voter pour les islamistes modérés d'Ennahdha, donnés grands gagnants du prochain scrutin avec le quart des voix. Pourquoi ce jeune tiré à quatre épingles, amateur de musique américaine, les choisit-il? Il explique patiemment: «Ils craignent Dieu, ils ne voleront pas, ne feront pas de corruption.»

Au vieux souk de la Medina, dans un décor digne des albums de Tintin, une demi-douzaine d'hommes impassibles s'entassent dans un café. La radio joue fort et, signe des temps, ce n'est pas pour l'important match de foot du jour. C'est platement le discours du premier ministre intérimaire, Béji Caïd Essebsi, qui exhorte ses concitoyens à aller voter «sans peur».

Après quelques affrontements au cours des dernières semaines entre islamistes et policiers, tout semble d'ailleurs indiquer que les élections de demain se dérouleront dans le calme.

«Nous étions 10 millions de personnes qui ne parlaient que de foot, nous sommes maintenant 10 millions à parler de politique», dit Zyed Lasmar - une image maintes fois entendue en Tunisie.

«Un rouage dans le système»

Chez les Guemira, qui habitent une coquette villa en banlieue de Tunis, on soupe tard et on discute élections. La belle-mère Souâd, septuagénaire rieuse et enseignante à la retraite, qui porte le voile depuis une quinzaine d'années, se présente pour une liste indépendante. Elle n'aime pas trop être associée au parti Ennahdha et se demande si elle n'aurait pas dû enlever son voile pour la photo officielle.

La télé est ouverte pour le grand moment de la soirée: une longue entrevue avec le président d'un des grands partis, Mustapha Ben Jaafar, du parti Ettakatol, que les sondages placent troisième. Une nouveauté: les questions sont corsées, déstabilisantes. Le vieux politicien passe parfois un mauvais moment.

Les opinions fusent autour de la table. «Il n'a pas dit une fois qu'il ne s'allierait pas clairement à Ennahdha», fait remarquer Tarek Safta, professeur d'arts. La discussion s'enflamme quand on évoque l'héritage d'Habib Bourguiba, président fondateur de la république en 1956 qui a notamment fait énormément progresser le statut de la femme. «C'était vrai jusqu'en 1975, il est devenu lui aussi un dictateur ensuite», estime Nejib Berjeb, homme d'affaires. «Il était vieux et malade, il a passé plusieurs années de sa vie en détention», tempère Fathi, médecin.

Selon le cybermilitant Yassine Ayari, il s'agit d'une des preuves que l'ex-dictateur Ben Ali n'était «que le rouage d'un système, pas le système lui-même». Devenu une célébrité du web tunisien quand il a voulu organiser légalement une manifestation à Tunis en mai 2010, il estime sans détour que les grands partis actuels sont dirigés «par des leaders sexagénaires qui veulent voler une évolution des mentalités à laquelle ils n'ont pas participé».

Pas d'élite intellectuelle

L'informaticien de 30 ans déteste l'étiquette de «Révolution Facebook» accolée à la révolution tunisienne, tout comme l'expression «printemps arabe». «Je suis allé dans des maisons où des gens avaient été tués, ils n'avaient même pas un PC. Et le printemps arabe, c'est calqué sur Prague, comme si les Arabes étaient incapables de faire leur propre révolution.»

Plutôt que la religion, c'est la culture qu'il faut séparer de l'État, explique-t-il. «Nous n'avons pas d'élite intellectuelle après toutes ces décennies de dictature. Il y a un trou aujourd'hui, et c'est une classe de jeunes qui est notre élite en formation.»

Il se présente lui-même au sein d'une liste indépendante à Zaghouan, ville à une soixantaine de kilomètres de Tunis. Il estime avec honnêteté ses chances d'être élu «à 10%».

Cette candeur chez les candidats, Rafaël Primeau-Ferraro, étudiant en droit de Sherbrooke associé à un organisme de promotion de la démocratie, l'a croisée à maintes reprises. «On voit que le réflexe politicien n'est pas très ancré, remarque-t-il, rencontré dans un café de Tunis. Au lieu de patiner, ils répondent crûment aux questions. Certains qui avaient une bonne chance de gagner ne savaient même pas s'ils allaient célébrer le soir des élections!»

Recette pour une minorité

L'exercice a été qualifié de «laboratoire démocratique par excellence», de «graine électorale», et il est pratiquement sans précédent. Le nombre de simples citoyens qui se présentent, à peine neuf mois après la chute de la dictature, l'illustre bien.

«Tout le monde autour de moi se présente, même ma tante Sofiana qui n'a jamais parlé politique de sa vie!», dit Slim Bou Ayech, étudiant de 29 ans rencontré dans un café du quartier populaire de Sidi El Bechir.

Les élections de demain en Tunisie sont en fait un prélude aux vraies élections qui devraient avoir lieu en 2012: elles visent à doter le pays d'une nouvelle constitution et d'un gouvernement intérimaire. De vrais députés et un président seront ensuite élus dans un an.

Le plus récent sondage crédible, mené par l'Observatoire tunisien de la transition démocratique à la fin de septembre, accorde 25% aux islamistes modérés d'Ennahdha. Les autres partis libéraux et progressistes enregistrent une nette remontée, avec en tête le Parti démocrate progressiste (PDP) à 16%, Ettakatol à 14% et le Congrès pour la République (CPR) à 8%. Les candidats associés à l'ancien parti présidentiel recueilleraient environ 10% des voix. Toutefois, 44% des électeurs affirment qu'ils pourraient changer d'allégeance. Par ailleurs, 55% se disent optimistes quant à l'avènement de la démocratie.

Chose presque certaine, compte tenu de la formule choisie, l'assemblée de 217 représentants sera éclatée. De tous les scrutins proportionnels, celle du «plus fort reste» utilisée en Tunisie est la meilleure garantie d'une représentation élargie. Et rend très difficile l'obtention d'une majorité, contrairement au système électoral canadien.

Une majorité... aux deux tiers

Pour la comprendre, rien de tel qu'un exemple théorique. Dans la circonscription du gouvernorat d'Ariana, près de Tunis, 300 000 électeurs se déplacent demain et votent pour 8 représentants.

Premier calcul: le quotient électoral, qui garantit l'obtention d'un siège, est de 300 000 divisé par 8. Donc 37 500 voix.

Selon les résultats du sondage national, les islamistes modérés d'Ennahdha obtiendraient le quart des voix exprimées, soit 75 000 voix dans Ariana. Donc deux sièges obtenus automatiquement, puisque le «quotient électoral» pour avoir un siège est de 37 500.

Le deuxième parti dominant, le PDP, obtient 48 000 voix. Comme le chiffre est supérieur au quotient électoral, il a un siège. Il a un «reste» - ce qui est important pour la suite des choses - de 10 500 voix. Ettakatol suit avec 42 000 voix et, selon le même principe, obtient un siège, avec un reste de 4500 voix.

C'est par la suite que les choses se corsent. Le quatrième parti, le Congrès pour la République, n'a que 24 000 voix. Pas assez pour atteindre le quotient électoral de 37 500 voix. On doit alors comparer ce score avec les «restes» des plus importants partis. Aucun n'en a autant: le CPR a donc le plus grand bloc, et obtient un siège.

Le suivant, Afek Tounès, a 9000 voix, moins que les «restes» du PDP, qui obtient un providentiel deuxième siège. Afek peut se consoler en obtenant tout de même un siège ensuite, aucun parti important n'ayant un meilleur «reste» que son propre score.

Et ainsi de suite jusqu'à ce que les huit sièges de la circonscription soient distribués. Au bout du compte, le meneur incontesté, Ennahdha, a obtenu deux sièges sur huit. Celui qu'il a surclassé de loin, le PDP, a le même résultat de deux sièges. Les quatre autres sièges sont répartis entre quatre autres partis.

Presque impossible pour quiconque, dans ces conditions, d'obtenir la majorité des huit sièges. Dernière démonstration mathématique: dans l'exemple de l'Ariana, il aurait fallu à Ennahdha plus de 198 000 voix, soit un score ahurissant de 66%, pour mettre la main sur cinq sièges sur huit.

Rien d'étonnant à ce que le grand débat de la dernière semaine électorale, outre la place de la religion, a été la formation de coalitions. Ce sont elles qui auront le dernier mot dans la Tunisie post-23 octobre.

Carnet de notes

217

représentants seront élus dans 33 districts électoraux, dont 6 à l'étranger. Le Canada, ainsi que 25 pays, fait partie d'une de ces circonscriptions et enverra deux élus.

7,5 millions

d'électeurs sont appelés à voter, dont 55% se sont inscrits l'été dernier. Les autres pourront tout de même voter en s'inscrivant dans les bureaux de vote demain.

1428

listes sont officiellement enregistrées, dont 55% sont affiliées à des partis et 7% comptent des femmes à leur tête.

55%

des électeurs se disent optimistes quant à l'avènement de la démocratie, selon un récent sondage de l'Observatoire tunisien de la transition démocratique

PLUS DE 11 000

candidats au total, dont le quart ont moins de 30 ans.

12

jours après les élections, les résultats finaux devraient être connus. Des résultats partiels seront diffusés «progressivement», peut-être le soir même.

1600

journalistes étrangers sont présents pour ces élections, ainsi que 150 observateurs internationaux, notamment de l'Union européenne, de la Norvège et 13 en provenance du Canada.

Sources: ISIE, gouvernement tunisien, Tunisia-Live.net, AFP