L'arrivée massive des réfugiés syriens au Liban a provoqué d'énormes tensions. Certains Libanais s'en prennent aux Syriens en décrétant des couvre-feux ou en créant des brigades d'autodéfense qui, parfois, dérapent. Histoires d'une ville et d'un quartier où les tensions sont exacerbées.

Un quartier, une histoire, deux versions contraires qui ont mis le feu aux poudres. Les Libanais affirment que les Syriens harcèlent leurs femmes; les Syriens, eux, jurent que les Libanais les persécutent.

Les tensions qui agitent le Liban depuis l'arrivée massive des réfugiés syriens se sont cristallisées autour d'une histoire qui s'est déroulée dans le quartier chrétien de Bourj Hammoud, à Beyrouth. Une histoire délétère qui a pourri le climat.

En trois ans, le Liban a accueilli 1,2 million de réfugiés. Le poids de tous ces Syriens pèse lourd sur ce pays de 4 millions d'habitants. Les dépenses publiques ont explosé, le taux de chômage a doublé et les salaires se sont effondrés à cause de l'abondante main-d'oeuvre syrienne prête à travailler pour une bouchée de pain. La pression est énorme. Ce n'est pas pour rien que Bourj Hammoud a pété les plombs.

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La version libanaise:

Tout a commencé le 17 mai, vers 16h. Une journée normale: ciel bleu, temps doux. Joseph Chahine, Libanais de 21 ans, se promenait dans les rues de Bourj Hammoud avec sa copine. «J'ai croisé un Syrien, raconte Joseph. Il était soûl et il regardait ma copine.»

Joseph a pris la mouche. Il a insulté le Syrien, puis il l'a battu. Coïncidence, le Syrien était devant sa maison. Ses quatre frères l'ont vu se faire tabasser. Ils se sont précipités pour l'aider. Joseph a fui. Les frères syriens ont rameuté leur monde et ils sont descendus dans la rue avec des bâtons et des couteaux. Les Libanais aussi ont appelé leur bande à la rescousse.

«On était 200 à 300 Libanais contre les Syriens», raconte Joseph.

La bataille a éclaté.

Les vieux et les jeunes écoutent Joseph et opinent de la tête. Ils sont une dizaine. Ils se retrouvent souvent au café du coin, les vieux avec une casquette enfoncée sur leur crâne dégarni, les jeunes avec des t-shirts qui moulent leur torse et leurs bras musclés. Ils boivent du thé noir comme l'enfer. Ils sont assis sur des chaises en plastique plantées sur un trottoir étroit.

«Les Syriens devraient être dans des camps, comme en Jordanie et en Turquie, peste Élias, 58 ans, qui a reçu un coup de bonbonne sur la tête pendant la bataille. Vous accueillez des réfugiés, vous êtes bons avec eux, et ils ne sont même pas reconnaissants!»

Ils n'ont pas peur de parler, pas peur de dire haut et fort que les Syriens sont des «voleurs, des criminels et des terroristes».

Il n'y a pas un seul Syrien dans la rue pour protester. Ils n'osent pas sortir depuis qu'un couvre-feu a été décrété.

Il est 20h. Seules les lumières du café éclairent la rue étroite bordée d'immeubles de cinq étages. Sur le mur, une affiche collée par les autorités locales: «Il est strictement défendu aux étrangers, spécifiquement aux Syriens, de marcher dans la rue entre 20h et 6h.»

Bourj Hammoud a été le premier à adopter un couvre-feu. D'autres villes l'ont imité. C'est l'histoire de Joseph et de sa copine qui a provoqué le mouvement des couvre-feux au Liban.

Marc, un ami de Joseph, s'enhardit. «Si je croise un Syrien dans la rue après 20h, je ne dis rien. Mais si je sens qu'il cherche à s'attirer des ennuis, je me jette dessus et je le bats.»

Michael, 27 ans, approuve. «Si le Syrien ne veut pas rentrer chez lui, je le bats.»

Pendant que les jeunes et les vieux s'indignent devant l'ingratitude des Syriens, le propriétaire ressert son thé couleur d'encre. Il jure que les Syriens sont les bienvenus dans son café. Le jour. «Mais tous mes clients sont libanais», précise-t-il.

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La version syrienne:

Mustapha entrouvre prudemment sa porte. Il est 21h, la rue est sombre. Il hésite, puis nous laisse passer. Oui, il est prêt à parler, mais rapidement, car il a peur.

Sa maison est à un coin de rue du café où Joseph et ses amis boivent du thé en déversant leurs frustrations contre les Syriens.

Mustapha a 35 ans, une femme et trois jeunes enfants. C'est un réfugié syrien. Il vit à Bourj Hammoud depuis six mois.

Mais oui, il a entendu parler de la bataille. Qui n'est pas au courant?

Il raconte sa version d'une voix basse, presque chuchotante. Les quatre frères syriens qui se sont battus vivaient au-dessus de chez lui. Après la bataille, ils ont été chassés par l'armée libanaise. «Ils sont partis, sinon les gens les auraient tués», croit Mustapha.

Sa femme entre discrètement dans le salon. Dans ses mains, un plateau avec des rafraîchissements. Elle le dépose sans bruit sur le tapis, puis elle écoute Mustapaha raconter l'histoire qui a changé la face du quartier.

Une Syrienne se promenait seule dans la rue, dit-il. Deux Libanais, dont Joseph, l'ont apostrophée. Elle les a ignorés. Un Syrien passait par hasard. Il ne connaissait personne, ni la fille ni les deux Libanais.

Joseph et son ami ont battu le Syrien parce que la fille ne leur répondait pas. Une agression bête et gratuite. Le Syrien était devant sa maison. Son père et ses quatre frères l'ont vu se faire battre. Ils sont sortis et ils ont sauté sur les deux Libanais, qui ont fui. Ils ont rameuté leur monde, les Libanais aussi. La bataille a éclaté.

Une histoire, deux versions, deux mondes séparés par la méfiance et la peur.

Mustapha se tait et regarde ses mains, tête baissée. La pièce est nue, la cuisine minuscule, les plafonds bas. La maison est petite, à peine décorée. Mustapha n'est pas riche. Il a quitté Alep, en Syrie, où il a perdu plusieurs membres de sa famille. Il n'a plus de maison, plus de pays. La Syrie sombre dans l'horreur.

«Je reste ici, c'est tout ce que j'ai», soupire-t-il.

Le jour, il pousse un chariot rempli de fruits et de légumes. «Je me fais insulter toute la journée: «Retourne dans ton pays, sale Syrien!», «Go back in your fucking country!» La police m'a déjà dit que tous les Syriens devraient être déportés.»

Mustapha ne répond pas aux insultes, il n'ose pas. Il courbe le dos et continue de pousser son chariot.

Après le travail, il rentre chez lui. Il n'a pas d'amis. «Entre Syriens, on ne se parle pas, dit-il, on a trop peur. Chacun reste chez soi.»

Et s'il y a une bataille dans la rue, le jour ou la nuit, il reste chez lui, la porte verrouillée.

PHOTO ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Joseph Chahine, Libanais de 21 ans, est à l'origine de la querelle qui a déclenché une bataille générale entre les Libanais et les Syriens dans le quartier de Bourj Hammoud, à Beyrouth. 

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Mustapha, 35 ans, est un réfugié syrien qui vit à Bourj Hammoud depuis six mois avec sa femme et ses trois enfants. Vendeur itinérant de fruits et légumes, il se fait insulter quotidiennement en raison de ses origines. 

La ville assiégée

Trois mille chrétiens vivent à Qaa. Autour de la ville, 30 000 réfugiés. Dix fois la population de Qaa. Dans les montagnes qui dominent Qaa, de 5000 à 6000 djihadistes du Front al-Nosra et du groupe armé État islamique (EI) s'agitent. Certains se faufilent parmi les réfugiés. De l'autre côté de la montagne, la Syrie est à feu et à sang.

Qaa est assiégé et ses habitants ont peur, et pour cause: ils sont encerclés par des réfugiés et des djihadistes purs et durs, l'armée libanaise est trop faible pour les défendre, sans oublier la Syrie à moins de 10 kilomètres qui n'en finit plus de s'entretuer et de vomir ses réfugiés.

Pour l'instant, Qaa est calme. Il n'y a aucun combat, aucune escarmouche, mais la situation est extrêmement tendue et volatile.

La plus grande crainte des habitants: subir le même sort qu'Arsal, la ville voisine, qui a été attaquée au début d'août par le Front al-Nosra et l'EI. Les djihadistes ont pris 30 soldats libanais en otages. Trois ont été tués, dont deux décapités. La situation à Arsal est précaire et les islamistes rôdent autour. Arsal est situé à moins de 15 kilomètres de Qaa.

Les habitants de Qaa ont décidé de prendre les choses en main. Ils ont créé une brigade d'autodéfense: 180 hommes équipés de walkies-talkies patrouillent tour à tour, jour et nuit, 45 jeeps sont mises à leur disposition et 30 caméras balaient la ville. Les patrouilleurs sont des civils qui ont presque tous fait l'armée. Ils portent un uniforme et ils sont armés.

La ville chapeaute la brigade, qui n'a aucun statut légal, mais Qaa n'a pas le temps de s'embarrasser de tels détails. Le maire a aussi créé une ligne d'urgence que les citoyens utilisent dès qu'ils voient quelque chose de suspect.

«Les gens ne quitteront jamais leur ville, affirme le maire, Milad Rizk. Ils préfèrent se battre, quitte à mourir. Ils ne veulent pas fuir et devenir des réfugiés. Pas question de vivre cette humiliation.»

De la ville, on ne voit pas les tentes des réfugiés, mais elles ne sont pas loin. L'endroit est dangereux. Un étranger ne peut pas s'y aventurer, les risques d'enlèvement sont trop élevés. La ville ne donne rien aux réfugiés, ni eau ni électricité. «Ce sont les ONG qui s'en occupent», laisse tomber le maire.

Les réfugiés peuvent faire leurs courses en ville. Une petite école a même été ouverte pour les enfants. Les Syriens sont tolérés, sans plus.

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Les montagnes qui dominent Qaa abritent de 5000 à 6000 djihadistes du Front al-Nosra et du groupe armé État islamique. 

Qaa est une jolie ville agricole. Une rue principale, une grande église aux clochers arrondis qui s'élancent vers le ciel et des statues grandeur nature de Jésus et de Marie un peu partout. Des rues propres filent vers les champs où poussent des aubergines, des tomates, des pommes et des pêches.

Le quartier général de la brigade d'autodéfense est situé au centre-ville. Sur un mur, un grand écran où défilent les images captées par les caméras. Dans un coin, un vieux fauteuil avec une kalachnikov.

Élias surveille les écrans. Il est de garde. «Dans cette ville où tout le monde se connaît, pas un seul étranger ne peut mettre les pieds sans se faire repérer dans les minutes qui suivent», explique-t-il. Et aucun réfugié n'a le droit de posséder un cellulaire. «Il pourrait filmer les points de contrôle et les caméras et envoyer ces informations à nos ennemis.»

Il n'y a pas de couvre-feu officiel à Qaa, mais aucun réfugié n'y est toléré après 19h. «Si on en voit un, on lui demande gentiment de partir, dit Élias. S'il refuse, on le bat. S'il vole ou cause des problèmes, on le bat aussi, évidemment.»

Les patrouilleurs ont beaucoup de pouvoir, et ils n'hésitent pas à s'en servir. Sur le trottoir, à un coin de rue du quartier général, trois hommes baraqués fument le narguilé. Dany, 40 ans, Nazih, 41 ans, et Roger, 32 ans.

Ce sont des patrouilleurs.

Selon Human Right Watch, les groupes d'autodéfense qui ont fleuri dans certaines villes du Liban «terrorisent les réfugiés» et l'armée libanaise ferme les yeux devant ces dérives.

- C'est faux, protestent Dany, Roger et Nazih.

- Mais si on voit un suspect, on le bat, ajoute Dany.

- On informe d'abord les services secrets, précise Roger. S'ils nous donnent la permission de nous en occuper, on le fait.

- Et vous le battez?

- Un petit peu, répond-il en souriant.

Les trois hommes s'esclaffent.

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Cet encerclement crée une psychose à Qaa, mais il provoque aussi un grand élan de solidarité. Wafaa a 43 ans. Elle est divorcée et son fils de 22 ans est parti de la maison. Elle tient un petit restaurant qui sert des frites et du poulet. Elle vit seule et elle n'a pas d'arme.

«Mais j'ai mes muscles», dit-elle, en gonflant ses bras.

«Cette histoire de réfugiés et d'islamistes nous rend paranoïaques, dit Wafaa. Dès qu'il y a une rumeur, les gens montent au deuxième étage de leur maison et scrutent les champs pour vérifier s'ils sont attaqués. Si la rumeur est sérieuse, on court vers l'église avec nos armes, prêts à nous défendre. On forme un bloc uni.»

Le pire est à venir. Les militants d'al-Nosra et de l'EI sont coincés dans les montagnes. Avec l'hiver, ils devront partir, sans quoi ils risquent de mourir de froid. Ils ne peuvent pas retourner en Syrie, car l'armée de Bachar al-Assad contrôle le territoire derrière la montagne. L'est et l'ouest sont sous l'emprise des chiites, leurs ennemis. Il leur reste la ville de Qaa sur laquelle ils pourraient foncer avant que le froid n'enveloppe la vallée.

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Les habitants de Qaa ont créé une brigade d'autodéfense, qui compte 180 hommes. Nazih en fait partie. 

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Le quartier général de la brigade d'autodéfense est situé au centre-ville. Sur un mur, les images captées par les caméras défilent sur un grand écran surveillé par Élias qui est de garde. 

Indifférence et discrimination

En septembre, Human Rights Watch a publié un rapport qui décrit les violences subies par les réfugiés syriens au Liban. L'organisme dénonce, entre autres, les couvre-feux et les brigades d'autodéfense qui «terrorisent» les Syriens. «Les agressions, peut-on lire, sont perpétrées dans un climat officiel d'indifférence et de discrimination et, dans certains cas, les violences semblent avoir pour objectif de tenter d'expulser les Syriens de certains quartiers ou de faire respecter un couvre-feu.» Le rapport documente 11 incidents, survenus en août et en septembre, au cours desquels des Syriens ont été «violemment agressés chez eux ou dans la rue par des particuliers libanais».