En 2003, Michael Ignatieff avait surpris plusieurs collègues universitaires en appuyant l'invasion de l'Irak par les États-Unis. L'historien canadien, qui a repris son poste à l'Université Harvard après sa défaite aux élections fédérales de 2011, a accepté de discuter avec La Presse des leçons du débat sur l'invasion de l'Irak, dans le contexte syrien.

Q: Quelle comparaison peut-on faire entre les preuves de la culpabilité du gouvernement syrien, dévoilées jeudi par le gouvernement britannique et vendredi par le gouvernement américain, et les preuves sur les armes de destruction massive irakiennes présentées à l'Organisation des Nations unies en février 2003 par les États-Unis?

R: La grande différence, par rapport à 2003, c'est la présence des réseaux sociaux. On peut avoir des preuves indépendantes instantanées. Quelques minutes après l'attaque du 21 août, on a eu des vidéos. Ça change tout.

Q: Ces vidéos peuvent étayer la réalité d'une attaque chimique. Mais peuvent-elles indiquer qui, des rebelles ou du gouvernement, en est responsable?

R: Dans certaines vidéos sur YouTube, on voit des fragments d'obus qui sont très différents des obus artisanaux généralement utilisés par les rebelles. La batterie d'artillerie nécessaire pour lancer les obus qu'on voit sur les vidéos ne peut être improvisée. Je ne dis pas que je suis convaincu, simplement que sans les médias sociaux, je ne suis pas sûr que les États-Unis auraient une chance de convaincre l'opinion publique, étant donné ce qui s'est passé avec l'Irak. Sans médias sociaux, il devient très difficile d'établir une preuve basée sur des preuves scientifiques, l'écoute téléphonique ou les rapports d'espions.

Q: Les preuves issues des médias sociaux peuvent-elles être falsifiées?

R: C'est une nouvelle question pour nous. La Russie, par exemple, a avancé que l'heure sur les vidéos était antérieure aux premiers rapports de l'attaque du 21 août. Mais cette heure est celle utilisée par YouTube, qui est en Californie. Nous devons apprendre, comme citoyens, à comprendre les réseaux sociaux.

Q: La semaine dernière, comme en 2003, les États-Unis ont inclus parmi leurs preuves des analyses de mouvements de véhicules militaires et d'écoute téléphonique. Ces preuves sont-elles traitées avec plus de précautions?

R: L'Irak nous a appris à être sceptiques de ce type d'analyse. Mais tous les détails comptent. Une autre connexion entre l'Irak en 2003 et la Syrie aujourd'hui, c'est la présence des inspecteurs de l'ONU dans les deux cas. En Irak, les inspecteurs avaient raison [ils ont déclaré en janvier 2003 qu'ils n'avaient pas trouvé de traces d'armes de destruction massive en Irak]. On peut donc penser que leurs conclusions seront justes pour la Syrie aussi.

Q: Certains analystes ont avancé qu'un officier spécialiste des armes chimiques aurait fait défection de l'armée syrienne et aidé les rebelles à utiliser l'artillerie et les armes chimiques capturées pour perpétrer l'attaque du 21 août. Est-ce plausible?

R: Il faudrait aussi que les rebelles aient décidé de frapper seulement les quartiers qu'ils contrôlent, pour faire croire aux États-Unis que le gouvernement Assad est responsable de l'attaque. C'est possible, mais improbable.

Q: Certains ont remis en question l'idée que l'utilisation d'armes chimiques est une «ligne rouge» qui force les États-Unis à intervenir. Qu'en pensez-vous?

R: Le problème des armes chimiques, c'est qu'elles touchent à la fois les combattants et les civils, comme les armes à fragmentation. Ce sont des armes de terreur, pas de guerre. Je pense aussi qu'il y a des raisons émotionnelles et historiques expliquant leur caractère spécial, qui remontent à l'horreur des tranchées de la Première Guerre mondiale. Même Hitler ne s'en est pas servi.

Q: Votre soutien à l'invasion américaine de l'Irak en 2003 teinte-t-il votre analyse des preuves de l'attaque du 21 août?

R: Je basais ma décision sur le dossier présenté à l'ONU, sur la menace à la paix internationale illustrée par les guerres contre l'Iran et le Koweït, et sur l'utilisation passée d'armes chimiques contre les Kurdes en 1988. Deux des ces faits étaient indubitables et un, non. J'ai été berné. La leçon, pour moi, c'est d'être extrêmement prudent dans mon évaluation des preuves sur l'attaque du 21 août en Syrie. Cela dit, même si on conclut que le gouvernement syrien en est responsable, cela ne signifie pas qu'il faille automatiquement utiliser la force militaire. Il faut se demander si des frappes américaines vont rendre plus ou moins difficile la tenue d'une réunion à Genève pour mettre fin à la guerre civile en Syrie. Chose certaine, une intervention américaine ne peut à elle seule mettre fin à ce cauchemar. Il faut une entente entre les États-Unis et la Russie. C'est le pire bain de sang depuis le Rwanda.

Q: Pourquoi la Russie est-elle si réticente à forcer Assad à négocier avec les rebelles?

R: Selon moi, la Russie ne veut pas vraiment que la guerre civile prenne fin. Son seul but est de s'opposer aux États-Unis. Elle dit que les islamistes seront pires qu'Assad, mais n'a pas vraiment apporté les preuves de ce qu'elle avance. On est très critiques envers les États-Unis, mais personne n'analyse les motifs et les conséquences de la position russe, qui est déshonorante.