Mohammed el-Gendi était de ces révolutionnaires égyptiens de la première heure. Branché sur les réseaux sociaux, diplômé d'une école de commerce, amateur de voyages: ce jeune homme de 28 ans incarnait à merveille la fameuse «génération Facebook», victorieuse du dictateur Moubarak durant l'hiver 2011.

Il est naturellement allé célébrer les deux ans de la révolution sur la place Tahrir, le 25 janvier dernier. «À la fin de la journée, on s'est tous dispersés et Mohammed s'est dirigé vers la gare pour prendre son train. On ne l'a plus jamais revu», raconte Samir, l'un de ses camarades.

Folle d'inquiétude, sa mère, Samia, fait le tour des hôpitaux et des commissariats: aucune trace de son fils. «C'était mon seul fils, j'étais prête à tout pour le retrouver», nous confie-t-elle. Au bout de 10 jours, elle parvient enfin à retrouver Mohammed. Il agonise sur un lit d'hôpital, au Caire. «Nous n'avons même pas réussi à communiquer. Il était couvert d'hématomes. Ils lui avaient cassé toutes les dents. On voyait aussi qu'ils l'avaient étranglé avec la chaîne qu'il portait autour du cou. Je n'ai pas le moindre doute: il a été torturé.»

Quelques heures plus tard, le 4 février, Mohammed el-Gendi s'éteint. Sa mort va provoquer une puissante vague d'indignation en Égypte. Mais ni les manifestations, ni les émissions de télévision, ni même les expertises des médecins légistes n'ébranleront le pouvoir. Le gouvernement des Frères musulmans persiste à affirmer que Mohammed el-Gendi a été victime d'un banal accident de la route.

Autre régime, mêmes techniques?

«C'est étrange, c'est exactement le même genre d'explication que fournissaient les sbires de Moubarak lorsqu'un islamiste avait été torturé à mort», constate Magda Boutros, de l'Initiative égyptienne des droits personnels, une organisation de défense des droits de l'homme.

«Chaque semaine, nous enregistrons des témoignages de violences policières. Pourtant nous nous attendions à un arrêt de ces pratiques avec l'arrivée au pouvoir des Frères musulmans. Car il faut savoir que la plupart des membres de notre parlement actuel ont connu la prison et la torture du temps de Moubarak. Malheureusement, ils ont dû oublier car cela n'a pas contribué à les rendre plus respectueux des droits de l'homme». Cette organisation a enregistré une trentaine de plaintes pour torture depuis l'arrivée de Morsi au pouvoir, en juin dernier. Onze Égyptiens, essentiellement des opposants au pouvoir islamiste, n'ont pas survécu aux sévices qu'ils ont subis.

Rami Sabri a fait les frais de cette répression. Ce jeune pharmacien cairote, militant dans un parti de l'opposition, a été appréhendé lors d'une manifestation contre le Président Morsi. «Ils m'ont attrapé par hasard dans la foule, sans savoir que j'étais encarté dans un parti. Mais dès qu'ils l'ont su, ils m'ont frappé encore plus fort», témoigne-t-il. Menotté et regroupé avec d'autres contestataires, Rami a été filmé par les islamistes, le front ensanglanté et la mine penaude. «Devant la caméra d'une de leurs télévisions, j'ai dû avouer que j'étais un traître à l'Égypte, un traître à l'Islam», raconte-t-il. De telles «confessions» sont monnaie courante et sont ensuite diffusées sur l'internet. Pour l'exemple.

Le pouvoir stoïque

Mais il s'agit d'initiatives individuelles. Le pouvoir, lui, rejette catégoriquement les accusations de torture. Les Frères évoquent des calomnies colportées par une opposition amère d'avoir été largement défaite lors des précédentes élections et minée par les divisions. «En répandant ces mensonges, ils tentent de prouver que nous sommes incapables de diriger un pays. Que les islamistes ne comprennent rien à la politique et au maintien de l'ordre. C'est évidemment faux et nous allons leur prouver que nous saurons redresser l'Égypte», assène Tarek Abdeladi, un porte-parole des islamistes.

N'empêche. Les témoignages s'accumulent et jettent le trouble sur les nouveaux maîtres de l'Égypte. En direct à la télévision, un des hommes de main des Frères musulmans a affirmé avoir assisté au supplice de Mohammed el-Gendi. Fin décembre, un journaliste de premier plan, Mohammed Jaheri, du quotidien al-Masri al-Ayoum, a réussi à entrer dans des salles de torture situées face au palais présidentiel. Son récit donne froid dans le dos. Plus grave: des milices islamistes commencent à imposer leur loi dans des territoires désertés par la police. «Ce que nous vivons est bien pire que le régime de Moubarak», déplore Halla, une militante antitorture.

PHOTO AMR ABDALLAH DALSH, REUTERS

Une murale à la mémoire de Mohamed el-Gendi (lunettes) et de Mohamed El-Qorany, vraisemblablement morts torturés, pose la question «qui sera le suivant?»