Dix-sept heures, place Al-Tahrir, centre-ville du Caire. Le coeur de la révolution, l'épicentre de la colère des Égyptiens. La place est immense, deux grandes allées bordées par des immeubles de logements et des bâtiments administratifs. Au milieu, le musée, magnifique bâtiment en pierres rouges que la foule contourne avec respect.

Au loin, un bloc gris soviétique qui abrite le Parti national démocratique, le quartier général du président Hosni Moubarak. Les manifestants l'ont incendié. L'édifice à la façade noircie fume toujours, symbole saisissant de la colère du peuple.  

Des milliers de gens s'entassent place Al-Tahrir, défiant le couvre-feu qui a commencé une heure plus tôt. Le ciel s'assombrit, le soleil va bientôt se coucher... peu importe, personne ne bouge. L'heure est à la révolte. Beaucoup d'hommes, quelques femmes, certaines voilées. Certains sont calmes, d'autres survoltés. Une vingtaine d'hommes prient au milieu de la rue. Une rue qui leur appartient.

Partout, des blindés de l'armée. Les militaires, impassibles, regardent la foule sans bouger. Quelques manifestants grimpent sur les chars d'assaut. Un homme se fait même prendre en photo par un ami. Il s'appuie sur le blindé, sourit et clic, un souvenir du soulèvement populaire. Les militaires ne bronchent pas.

Plus loin, la foule s'agite et crie. Toujours le même slogan: «Va-t-en! Va-t-en! Moubarak, va-t-en!»

F16 en rase-mottes

Deux avions F16 survolent la place Al-Tahrir en rase-mottes. Ils volent tellement bas qu'on peut voir dans le cockpit. Le bruit assourdissant déchire l'air et ensevelit les cris des manifestants.

«Excusez-moi, parlez-vous français?» me demande un homme.

Il a vu mon calepin et mon crayon. Journaliste?

«Écoutez-moi, s'il vous plaît, écoutez-moi, je suis juge, mon nom est Ahmed Ezzat Nada.»

Il attrape mon calepin et griffonne son nom d'une main fébrile. Il est survolté. «Mais qu'est-ce que Moubarak fait avec ses jets? Pourquoi les faire tourner au-dessus de nos têtes? Il veut nous intimider? Nous tuer? Il veut s'attaquer à ses citoyens? Nous sommes dans la rue et nous ne partirons pas tant que Moubarak sera là. Va-t-en, Moubarak, va-t-en! On ne veut pas de toi!»

Il fulmine. Il enlève ses lunettes fumées et me fixe droit dans les yeux. «Je suis très triste. Je veux la liberté. Va-t-en, Moubarak, va-t-en! S'il vous plaît!»

Il remet ses lunettes et disparaît dans la foule compacte.

Fini la peur

Tous veulent parler et donner leur nom. Ils n'ont pas peur. Ils ont eu peur pendant 30 ans, mais aujourd'hui, disent-ils, c'est fini. Ils parlent, parlent et parlent, ils traitent Moubarak de tous les noms -malade, fou, sanguinaire, dictateur-, étonnés par leur audace. Et ils répètent et répètent encore, ravis de pouvoir enfin dire toutes ces choses sans crainte de se faire arrêter.

La foule crie: «Qu'il parte! Qu'il parte! Nous ne partirons pas! Nous voulons la liberté! La liberté pour le peuple!»

Les avions F16 continuent leur ronde, alimentant la colère de la foule. Des hélicoptères suivent de près. En rase-mottes, eux aussi. Les gens refusent de partir.

«C'est fini, fini, le régime est fini, comprenez-vous: FI-NI!» répète Mehmoud Shaker. Sa voix est éraillée. C'est un militant de la première heure. Il arpente la place Al-Tahrir depuis mardi, exalté. Il a 45 ans. Il n'en avait que 15 lorsque Moubarak a pris le pouvoir. Il n'a connu que ça: Moubarak, Moubarak et encore Moubarak. Aujourd'hui, dit-il, c'est fini. «FI-NI!»

Le journaliste Cherif Ahmed écoute l'homme, puis secoue la tête. Il ne partage pas son exaltation et il ne croit pas que Moubarak va tomber. «C'est un militaire. Il a déjà déclaré qu'il ne partirait pas, qu'il resterait jusqu'à son dernier souffle.»

Un groupe d'hommes tranquilles, presque timides, se mêlent à la foule. Ils ont commencé à manifester hier. Avant, ils se contentaient de regarder la télévision, sans oser se joindre à cette foule en délire. Ils sont ingénieurs, pharmaciens, vétérinaires. Ils n'en peuvent plus de Moubarak, c'est pour ça qu'ils ont décidé de descendre dans la rue.

«Personne ne veut de Moubarak, dit Ayman Abd El Rahman, ingénieur. Il ne doit pas rester un jour de plus.»

Pourquoi Moubarak est-il autant détesté? «Ça fait 30 ans qu'il est au pouvoir, répond-il, 30 ans qu'on vit sous la loi d'urgence, 30 ans qu'on peut se faire arrêter sans raison, 30 ans qu'on a peur de parler. Il n'y a pas de justice, pas de bonnes écoles, les salaires sont trop bas et Moubarak a signé la paix avec Israël.»

Un hélicoptère passe au-dessus de nos têtes. La foule lève le poing en rugissant. Elle défie l'autorité, le couvre-feu, le président, la dictature, les blindés, les F16. Elle n'a pas peur. Elle n'a plus peur.

***

Pas facile de se rendre au Caire. Tous les vols ont été suspendus samedi à cause du couvre-feu. Ils ont repris hier. L'avion qui m'amenait de Paris était presque vide: 110 passagers, pourtant il aurait pu en accueillir 482. «Au retour, par contre, l'avion sera plein, car on rapatrie beaucoup de gens», indique l'agent de bord.

Qui veut aller au Caire en ces moments d'extrême agitation? Des Égyptiens qui veulent retrouver leur famille. Et des journalistes, évidemment. Une femme, aussi, une Montréalaise que j'ai croisée à l'aéroport de Paris. Son père est mort la semaine dernière. Elle veut ramener sa dépouille au Caire, là où il a vécu les 50 premières années de sa vie.

Il a manqué la révolution de quelques jours, mais il se doutait que le peuple finirait par se soulever. «Il m'a dit: "Les gens sont affamés, ça va être très dur"», raconte sa fille.

L'aéroport du Caire est chaotique. Des centaines de touristes essaient de fuir avant que l'Égypte bascule.

Un Égyptien, fin trentaine, fait la file devant les douaniers. Il rentre chez lui après un voyage d'affaires. Entre son départ et son retour, une révolution qui va bouleverser sa vie. «Moubarak? demande-t-il. Je le méprise profondément. Il aurait dû partir il y a 20 ans.» Avant de partir, il me dit: «Good luck, stay safe.»

Mon taxi file sur des autoroutes sans fin. Le Caire est une mégapole qui s'étire sur des kilomètres et des kilomètres. Une mégapole isolée du monde depuis que Moubarak a donné l'ordre de couper l'internet et les téléphones cellulaires. Une mégapole de béton où vivent, entassés, plus de 20 millions d'habitants. Densément peuplée, cette ville. Une autoroute surélevée passe tellement près des immeubles de logements que je pourrais presque toucher le linge accroché sur les cordes.  

Les banlieues sont calmes, presque mortes, mais plus mon taxi s'enfonce dans la ville, plus la tension est palpable. Les premiers blindés apparaissent, puis la foule de plus en plus nombreuse, de plus en plus survoltée. Et de plus en plus en colère.

Good luck, stay safe.