Analyse: le 22 février dernier, La Presse m'a dépêchée en catastrophe en Libye.

La Tunisie et l'Égypte venaient de faire leur révolution. Les régimes dictatoriaux tombaient comme des châteaux de cartes dans cette région du monde. Tous les patrons de presse de la planète croyaient que Mouammar Kadhafi, après 42 ans au pouvoir, n'en avait plus que pour quelques jours.

Comme des dizaines d'autres médias étrangers, nous avions choisi d'attendre la chute de Tripoli à la frontière tunisienne, question de pouvoir accéder en trois petites heures à la capitale. Nous imaginions déjà la libération, les foules en liesse.

Cela ne s'est pas passé comme ça. Tous les jours, pendant trois semaines, mon collègue du Globe and Mail et moi observions le drapeau qui flottait au-dessus du poste frontière libyen. Il restait obstinément vert. La couleur du régime Kadhafi.

Les journalistes ont fini par plier bagage.

Plusieurs semaines plus tard, un ami tunisien m'a écrit: le drapeau vert avait disparu. Les rebelles avaient enfin pris le poste frontière. Mais Tripoli restait encore fermement sous la poigne du colonel Kadhafi.

Il aura fallu six mois, et des milliers de morts pour y arriver. Hier soir, la chute de Tripoli semblait imminente, inévitable. Mais en six mois, l'euphorie du printemps arabe a eu le temps de se dissiper.

«Nous allons gagner cette guerre», disait hier un rebelle à un journaliste britannique, aux portes de Tripoli. Pourquoi? «Parce que nous croyons en Dieu. En Dieu et en l'OTAN.» Au loin, des frappes régulières - et sans doute meurtrières - ouvraient la voie des insurgés jusqu'au coeur de la capitale.

Rappelons que l'aviation de l'OTAN devait mettre en oeuvre une résolution de l'ONU visant à protéger les civils.

Les partisans de l'intervention espéraient toutefois que le régime libyen, détesté de son peuple, n'aurait besoin que de cette petite poussée militaire pour tomber. Que des frappes limitées et ciblées feraient le travail rapidement et sans (trop) de dommages collatéraux.

Au contraire, le conflit a été long et sanglant. Il est clair, désormais, que sans les forces de l'OTAN, commandées par le lieutenant-général québécois Charles Bouchard, les rebelles, incompétents et mal équipés, n'auraient jamais gagné cette guerre.

Le spectre de l'Irak

Avec l'appui de l'OTAN, ce n'était qu'une question de temps avant que la capitale ne tombe aux mains des insurgés. Depuis plusieurs semaines déjà, la question qui hantait la communauté internationale n'était plus «quand», mais surtout «comment».

Comment se passera la transition? Le pays risque-t-il de s'enfoncer dans une guerre tribale? Les islamistes s'approprieront-ils le soulèvement? Les hommes restés loyaux à Kadhafi mettront-ils la Libye à feu et à sang?

Les journalistes présents à Tripoli hier soir faisaient état des scènes de jubilation au passage des convois des rebelles qui roulaient dans la capitale. De nombreux combattants armés auraient fait défection pour passer du côté des insurgés. Les gens chantaient, tiraient des coups de feu en guise de célébration.

C'est un moment d'extase exceptionnel, qui rappelle la chute d'une autre capitale. Le 9 avril 2003, Bagdad tombait sous les cris de joie de ses habitants, qui se défoulaient à pieds joints sur les innombrables portraits et statues de Saddam Hussein.

On nous avait présenté cette journée comme la fin d'un conflit. C'en était pourtant que le début. L'invasion américaine a lâché sur l'Irak des forces dévastatrices dont les États-Unis ne soupçonnaient ni la puissance ni même l'existence.

Alors, quel avenir pour la Libye? Il est trop tôt pour le dire. Les optimistes miseront sur la soif de liberté, de justice et de démocratie des Libyens eux-mêmes.

Et leur soif est immense. Après tout, ils n'ont pas attendu la chute du régime pendant trois semaines, comme les journalistes massés ce printemps à la frontière tunisienne. Ou même pendant six mois. Ils attendent ce moment depuis 42 ans.