Alep, 13 mars, le Dr Osmane se fait arrêter pour une banale histoire de drapeau. Pourtant, c'est un médecin respecté et un musulman croyant et pratiquant qui travaille d'arrache-pied pour soigner des civils et des soldats. Mais ce n'est pas suffisant pour les salafistes du Front al-Nosra qui l'emprisonnent pendant une nuit. Les salafistes sont de plus en plus présents en Syrie. Des histoires comme celle du Dr Osmane risquent de se multiplier. Histoire d'un dérapage.

Lorsque le Dr Osmane a enlevé le drapeau noir du Front al-Nosra dans l'entrée de l'hôpital, il était loin de s'imaginer que ce simple geste lui vaudrait la prison.

Il ne voulait pas de ce drapeau dans son hôpital. Al-Nosra est un groupe salafiste proche d'Al-Qaïda. Il contrôle une partie des quartiers d'Alep libérés par l'armée rebelle. «Le noir, dit le Dr Osmane, est une couleur dangereuse, c'est celle d'Al-Qaïda et des groupes salafistes purs et durs.»

Il a rassemblé ses employés pour leur demander qui avait installé le drapeau. Personne n'a répondu. «Je leur ai dit que je ne tolérerais aucune manifestation politique, explique le Dr Osmane. Ici, nous soignons tout le monde, peu importe leur religion.»

Le même jour, un homme du Front al-Nosra est venu le voir à l'hôpital. Un employé l'avait dénoncé.

- Tu as enlevé le drapeau, tu l'as jeté par terre et tu l'as piétiné, l'a-t-il accusé.

- C'est faux, je l'ai déposé sur une table.

- Suis-moi!

- Non! Montre-moi d'abord un ordre.

- Si tu ne me suis pas, je vais revenir avec des gardes armés.

Le Dr Osmane a cédé. L'homme l'a emmené au tribunal islamique, où il a passé la nuit en prison.

Quand sa femme, Fatima, a appris la nouvelle, elle s'est précipitée au tribunal vêtue de son long manteau noir et de son voile qui ne montre que ses yeux. Elle porte le niqab depuis l'âge de 13 ans. «C'est mon choix et non celui de mon mari», précise-t-elle. Elle a quatre soeurs et elles portent toutes le niqab.

«Les gens du tribunal voulaient me chasser parce que je suis une femme, mais je me suis défendue, raconte-t-elle. J'étais furieuse et je parlais fort. Je les ai engueulés. Mon mari est croyant, jamais il n'aurait piétiné un drapeau islamique, mais ils ne m'écoutaient pas, ils étaient têtus. Je leur ai dit qu'ils n'étaient pas mieux que Bachar al-Assad!»

Elle les a suppliés pendant une heure et demie. Elle voulait absolument voir son mari. Ils ont refusé.

Elle est retournée chez elle. Il était 21h30. Dehors, il pleuvait des bombes.

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Les réseaux sociaux se sont emparés de l'histoire, la télévision locale aussi. Le Dr Osmane a été libéré le lendemain.

Le tribunal islamique, contrôlé par des groupes salafistes comme le Front al-Nosra, n'aime pas parler de cette histoire. Quand je me suis présentée à la grille du tribunal, des hommes armés m'ont intimidée parce que je ne portais pas une abaya (robe noire ample qui descend jusqu'aux chevilles). Pourtant, je portais un voile et une tunique par-dessus mes jeans.

Et j'ai dû donner mes questions par écrit.

Le lendemain, je suis revenue habillée comme les femmes d'Alep: abaya et voile.

«Nous connaissons le Dr Osmane, a répondu le porte-parole du tribunal, Abou Amar. Il a été arrêté et il a passé une nuit en prison parce qu'il avait jeté le drapeau noir. Le tribunal a accepté ses explications, l'hôpital doit être neutre. On l'a relâché.»

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Le Dr Osmane est connu, son hôpital aussi. Le siège d'Alep a commencé en juillet 2012. Depuis, la ville est coupée en deux: d'un côté, les soldats de Bachar al-Assad, de l'autre, l'Armée syrienne libre épaulée par des groupes salafistes, dont le puissant Front al-Nosra. Au milieu, 2 millions de gens qui vivent dans la peur d'être abattus par un tireur embusqué ou déchiquetés par une bombe.

Pendant des mois, Le Dr Osmane a travaillé nuit et jour à l'hôpital Dar Al Saïfa. Quand une bombe frappait un quartier, l'hôpital se remplissait de blessés, hommes, femmes, enfants, soldats rebelles. Chaque fois, c'était le chaos, le sang, les cris, les blessures béantes. Tout, ou presque, se déroulait dans le hall d'entrée. Les étages supérieurs étaient condamnés, car l'hôpital avait été bombardé six fois.

Malgré tout, il tenait le coup.

Le 11 novembre, l'hôpital a reçu deux bombes larguées par un avion de Bachar al-Assad.

Deux de trop.

Lorsque les bombes ont frappé, le Dr Osmane venait de quitter les lieux. Le chef de la sécurité, Abou Ali, était là. Il buvait tranquillement du thé. «La première bombe a détruit l'immeuble d'à côté, raconte-t-il en montrant les vestiges. L'autre est tombée dans l'ascenseur de l'hôpital et elle a tout soufflé, de bas en haut. J'étais à côté de la porte de l'ascenseur, je ne sais pas comment j'ai fait pour m'en sortir.»

L'Armée syrienne libre tenait parfois ses réunions à l'hôpital. Il devenait donc une cible pour Bachar al-Assad. Le Dr Osmane le savait, mais il tolérait leur présence.

Cinq personnes sont mortes dans l'explosion et une infirmière a été blessée. Il ne reste plus grand-chose de l'hôpital, à part une façade lézardée et calcinée qui tient toujours debout, squelette fragile prêt à s'écrouler.

Le Dr Osmane s'est installé dans un nouvel édifice situé à cinq minutes de marche de l'ancien. Le bâtiment ne paie pas de mine: niché au bout d'une rue étroite, bordé d'un monticule d'ordures et d'une génératrice qui mène un bruit d'enfer.

Son couloir est étriqué, ses murs pelés, ses néons fatigués.

Une infirmière nettoie le plancher pour enlever le sang qui forme de larges flaques rouges sur le carrelage. Le nouvel hôpital, Al Daka, est chaotique. Le Dr Osmane voit entre 100 et 120 patients par jour, des blessés de guerre, mais aussi des enfants malades, rougeole, varicelle, diarrhée. La ville est sale, des ordures traînent dans les rues, l'eau est insalubre.

Le personnel de l'hôpital est épuisé. Avant la guerre, Alep comptait près de 3000 médecins. Aujourd'hui, ils ne sont plus qu'une soixantaine. Les gens d'Alep y tiennent, à leur Dr Osmane qui se dévoue corps et âme. Ses traits tirés et ses yeux cernés trahissent les longues heures de travail. Au début, il n'était pas payé. Aujourd'hui, il reçoit 500$ par mois.

Le Dr Osmane a été arrêté deux fois par le régime de Bachar al-Assad. La première fois, c'était en novembre 2011. Il a été arrêté parce qu'il manifestait. Il a passé quatre mois en prison.

- Avez-vous été battu?

- Bien sûr, répond-il.

Décharges électriques, tête et pieds immobilisés dans une roue pendant des heures.

Le 5 mai 2012, il a de nouveau été arrêté parce qu'il avait soigné des manifestants blessés. Un mois de prison. A-t-il de nouveau été torturé? «Bien sûr.»

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Le Dr Osmane n'aime pas le Front al-Nosra. Il se méfie de leurs idées radicales.

«Ils veulent instaurer un régime religieux comme en Iran, où personne n'a le droit de poser des questions ou de protester. Un régime antidémocratique avec un président à vie, un dictateur. Pour moi, il n'y a pas de différence entre l'ayatollah Khomeini et Bachar al-Assad.»

Pas facile d'interviewer le Dr Osmane. Il faut attendre une accalmie pour se glisser entre deux patients. Quand on réussit à l'arracher à ses malades et à se réfugier dans un bureau, la porte s'ouvre à tout bout de champ: un collègue qui a besoin de le consulter, un infirmier qui demande un conseil, un autre qui lui tend des radiographies.

La femme du Dr Osmane, aussi, n'aime pas les gens d'al-Nosra. «Leur mentalité me fait peur, dit-elle. Si tu n'es pas avec eux, tu es contre eux. Ça, c'est un problème.»

L'arrivée des salafistes en Syrie a changé la donne. Leur présence effraie les Occidentaux qui refusent d'aider les rebelles de crainte que les armes ne tombent entre les mains de groupes radicaux comme le Front al-Nosra. L'Occident a peur de l'intégrisme du Front et des liens étroits qu'il entretient avec Al-Qaïda, affirme un confrère du Dr Osmane, le Dr Abdul Aziz.

Il en a gros sur le coeur, le Dr Aziz. «Tout le monde se fiche de nous! La communauté internationale refuse de nous aider. Elle ne parle que des extrémistes, comme le Front al-Nosra. Si les salafistes ont pris autant d'importance, c'est à cause de vous, les Occidentaux, de votre inaction. Avec le temps, la révolution s'est radicalisée. C'est vous qui avez créé ce problème avec votre négligence.»

Quant au Dr Osmane, il refuse de se laisser intimider. Lorsqu'il est sorti de prison, il est retourné à l'hôpital et il a vu le drapeau noir d'al-Nosra accroché dans le local de la pharmacie situé en face de l'entrée. Il n'a pas hésité un seul instant. Il l'a décroché, roulé et remisé dans un tiroir.

Personne n'a osé l'arrêter.

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Qu'est-ce que le Front al-Nosra?

Le Front al-Nosra (ou Jabhat al-Nosra), le groupe le plus médiatisé, est formé d'environ 5000 combattants. Leur leader s'appelle Abu Mohammed al-Julani, un Syrien qui entretenait des liens étroits avec Abou Moussab al-Zarqawi, chef d'Al-Qaïda en Irak. Le Front al-Nosra est apparu pour la première fois en janvier 2012. Il contrôle en partie les villes de Raqqa et Alep, dans le nord. Il milite pour l'instauration d'un émirat islamique pur et dur régi par la sharia. Les Américains ont placé le Front sur leur liste noire des organisations terroristes. Reconnu pour son efficacité au combat, ses meurtres, ses décapitations et ses attentats-suicide.

Source : Quilliam Foundation (www.quilliamfoundation.org)