Jeudi, l'Armée syrienne libre et les soldats de Bachard al-Assad se sont lancés dans un ultime assaut pour conquérir Alep. Samedi, une des deux armées a mis le feu au souk, qui a brûlé pendant 48 heures. Un brasier couve toujours dans le coeur du vieux marché. Jamais la bataille n'a été aussi féroce. Hier, nos envoyés spéciaux y ont passé la journée. Portrait d'une ville assiégée.

Ça tire!

«Longez les murs! À gauche! À gauche!»

C'est le commandant de l'armée rebelle, Abou Ali, qui lance les ordres. On se promène dans le dédale du souk, où se cachent des soldats du régime de Bachar al-Assad.

Le souk est sombre. Ses longs couloirs sont couverts et empêchent la lumière de passer. La plupart des lustres sont brisés et recouverts de poussière. Un silence de mort enveloppe le souk. Parfois, une rafale de tirs nous fait sursauter. L'écho des balles est impressionnant. Les soldats de Bachar al-Assad ne sont pas loin. À 20 m.

Le commandant Abou Ali marche sur la pointe des pieds. Il met un doigt sur ses lèvres. À un croisement, il lance un regard prudent de l'autre côté du mur, puis il nous fait signe de le suivre.

Il connaît le souk par coeur: il monte des marches, passe des portes basses, arpente des couloirs étroits jonchés de pierres et de bouteilles vides. On le suit à la trace. Après mille détours, on arrive finalement au brasier.

Samedi, une partie du souk a brûlé. Chaque armée accuse l'autre d'y avoir mis le feu. On distingue très nettement la lueur rouge-orange du feu qui illumine le vieux marché. Le souk a brûlé pendant 48 heures. Les dégâts sont énormes: fils électriques fondus, métal tordu, pierres noircies, portes antiques calcinées qui datent de l'Empire ottoman. Une centaine de boutiques auraient brûlé.

La bataille d'Alep a débuté le 20 juillet. Pilonnage, tirs de mortier, bombardements. Depuis jeudi, la bataille qui oppose les hommes de Bachar al-Assad aux rebelles de l'Armée syrienne n'a jamais été aussi féroce. Et jamais Alep n'a autant souffert.

Le commandant Abou Ali a établi son quartier général dans un musée. Les soldats s'y sont installés sans mettre de gants blancs. Dans le hall, des armes et des matelas jetés pêle-mêle; au sol, des bouteilles de plastique et des restes de repas; dans la grande salle, des statuettes brisées. Une loupe qui date de 1061 a été miraculeusement sauvée.

Les hommes se préparent à une grande offensive. L'Armée syrienne libre contrôle une bonne partie du souk, sauf la mosquée, qui est entre les mains des soldats d'al-Assad. Le commandant Abou Ali veut l'attaquer. Ce soir peut-être.

En attendant l'assaut, les hommes mangent, dorment ou prient. Un jeune soldat me montre son Coran.

«On se bat pour ça, me dit-il, le doigt sur le livre sacré.

- Avez-vous peur?

- La! la! la! (Non, en arabe.) Seul Dieu nous fait peur.»

La plupart des soldats sont des néophytes. «Je me suis entraîné pendant un mois, mais sans instructeur», avoue Abou Faisail. Il se sent prêt à en découdre avec les hommes d'al-Assad, qui, eux, sont bien armés. Il a 21 ans. Avant de se lancer dans la guerre, il étudiait la chimie et la physique.

Pendant que les hommes de l'Armée syrienne libre s'apprêtent à conquérir la mosquée et que le souk brûle toujours, les commerçants et les résidants fuient dans le désordre et la panique.

Dans les ruelles de la vieille ville, les commerçants vident le contenu de leur boutique dans des camionnettes et verrouillent leur rideau de fer. Ils refusent de me donner une entrevue, ils me chassent de la main.

Ils ont peur que leur nom ou leur visage circulent sur l'internet, ils ont peur de la vengeance de Bachar al-Assad, qui, disent-ils, pourrait les faire exécuter.

Presque tous les résidants sont partis, sauf Ibrahim et son frère Robert. Ils ont passé deux ans dans l'armée avant de prendre leur retraite. Ils ont peur des voleurs, pas des armes. Ils ont envoyé leurs femmes et leurs enfants dans un quartier sûr de la ville. Ils restent dans leur appartement au deuxième étage d'une jolie ruelle, en plein coeur de la vieille ville. De leur balcon, ils voient un tireur embusqué de l'armée d'al-Assad. Robert met un pied sur le balcon par bravade. Il y a déjà quatre trous de balle, un sur la balustrade, deux sur le mur extérieur et un dans le salon.

Ils avaient trois boutiques de vêtements dans le souk. Ils ont tout perdu pendant le grand incendie. Ils ont essayé d'éteindre le feu avec de l'eau, mais ils ont vite abandonné. Ils ont donc pris leur cellulaire pour filmer le brasier qui illuminait la nuit.

Ils nous ont invités chez eux. À travers le chaos et la guerre, ils nous ont servi un café ultracorsé dans de fines tasses de porcelaine.

Alep souffre. À l'hôpital Dar Al-Saïfa, les médecins n'ont jamais été aussi occupés. Ce matin, 35 personnes, tous des civils, sont arrivées en l'espace d'une demi-heure. Un bombardement, précise le Dr Osmane. Vingt sont mortes, quinze ont survécu, mais leurs blessures sont graves, les médecins ont dû amputer des jambes et des bras.

«C'était la pire journée en trois semaines», dit en soupirant le Dr Osmane.

Alep s'habitue à la guerre. Dans certains quartiers, un semblant de vie émerge: des hommes vendent des légumes sur le trottoir, des enfants jouent, des soldats prennent le thé sous un arbre.

La ville est divisée en deux. L'Ouest, contrôlé par les troupes d'Al-Assad - aucun journaliste n'a pu s'y rendre -, et l'Est, plus pauvre, qui retient son souffle en attendant que la guerre finisse. Ceux qui n'ont pas d'argent pour fuir restent. Ils subissent la guerre, les bombes, la peur. Comme cette femme de 21 ans, Om Nadin, que j'ai croisée dans la rue avec son bébé de 1 mois dans les bras. Sa mère et son mari l'accompagnaient. Ils marchaient d'un pas nerveux.

Au milieu d'un décor de fin du monde, la jeune femme m'a dit, en serrant sa fille dans ses bras: «Tous les jours, je me dis que je vais mourir.»