Quand ils se parlent au téléphone, ils utilisent un langage codé, au cas où ils seraient sur écoute. Ils changent d'adresse tous les mois. Et choisissent avec soin les cafés où ils discutent à voix basse, en surveillant les clients des tables voisines. Les opposants syriens exilés au Liban vivent dans la peur.

Il y a trois semaines, Ivan a reçu un coup de fil qui lui a donné froid dans le dos. «Si tu n'arrêtes pas de parler, nous te couperons la langue», a dit son interlocuteur avant de raccrocher.

C'était la troisième fois qu'il était menacé au téléphone depuis son arrivée au Liban, en décembre. Depuis, Ivan a acheté une nouvelle carte SIM pour un de ses deux cellulaires. Il s'est rabattu sur son vieil appareil Samsung, plus imperméable aux oreilles indiscrètes. Et pour mieux se protéger, il change d'appartement tous les mois.

Pourtant, il ne vit plus sous la dictature syrienne, mais bien à Beyrouth, la capitale du Liban.

La vie de cet étudiant de 26 ans, qui a fui son pays après avoir appris qu'il était recherché par la police, ressemble à un épisode de la télésérie The Wire.

Au téléphone, quand il évoque des manifestations étudiantes à l'Université de Damas, il parle de «mariage.» «Les mariés étaient-ils beaux?», signifie: est-ce que la manifestation a bien marché?

Ivan, qui ne s'appelle évidemment pas Ivan, fait partie d'un réseau d'étudiants opposés au régime de Bachar al-Assad appelé «Jasmin enchaîné «.

Il a sauté dans le printemps syrien dès ses balbutiements, en mars 2011. Le premier jour, 40 étudiants ont été chassés de l'université. Pas Ivan, qui a dû apprendre les règles de la clandestinité pour continuer à protester contre le régime de Bachar al-Assad. Quand il surfe sur l'internet, il utilise un moteur de recherche qui brouille sa piste et le rattache à une fausse adresse. Quand il s'assoit dans un café, il choisit une table isolée et parle à voix basse. C'était vrai à Damas. Et c'est toujours vrai à Beyrouth, où il continue à se battre contre le régime syrien, en organisant des livraisons de nourriture vers la ville assiégée de Homs. Ou en orchestrant de loin des actes de protestation contre le président al Assad.

«J'ai peur, mais je suis psychologiquement prêt à me faire arrêter», dit Ivan. Mais de qui a-t-il donc peur ici, dans sa ville d'exil? Du Hezbollah, parti islamiste qui fait partie du bloc dominant au sein de l'actuel gouvernement libanais. Et qui soutient sans réserve le régime de Damas.

On se surveille

«Le long bras des Moukhabarat (les agents de la sécurité syrienne) se fait sentir au Liban», dit un autre opposant syrien établi à Beyrouth, Shakeeb al-Jabri.

Au fil des mois, des dissidents syriens ont été battus, d'autres enlevés et renvoyés en Syrie. Alors, ces exilés politiques font attention à ce qu'ils disent, s'affichent sous un faux nom, même entre eux, et évitent comme la peste les quartiers avec une forte présence du Hezbollah, du mouvement chiite Amal ou du Parti social-nationaliste syrien qui, contrairement à ce qu'indique son nom, est bel et bien libanais... Tous ces groupes sont alignés sur Damas.

Damas à Beyrouth

«Quand je suis arrivé à Beyrouth, j'ai eu le sentiment de ne pas avoir quitté la Syrie», dit un autre réfugié de Damas, un écrivain qui se présente comme Samir.

Samir a passé quatre ans en prison, en Syrie, pour ses écrits anti-régime. Relâché à l'automne 2010, il a rejoint la vague de contestation du printemps dernier. Il fait partie d'un réseau d'intellectuels qui essaient d'esquisser la Syrie de leurs rêves: une démocratie moderne et laïque. Ils craignent aujourd'hui d'être dépassés par un soulèvement de plus en plus militarisé.

Comme Ivan, Samir est arrivé au Liban en décembre. À sa grande surprise, d'autres Syriens l'y ont accueilli par une série de mises en garde. «La première chose qu'on m'a dit, c'est de ne pas habiter dans certains quartiers, et de ne pas fréquenter certains cafés.» Il n'en croyait pas ses oreilles.

Ces craintes sont-elles fondées? Depuis un an, au moins quatre opposants syriens ont été kidnappés au Liban et probablement renvoyés en Syrie, confirme Nadim Houry, de Human Rights Watch, à Beyrouth.Les exilés syriens sont aussi régulièrement convoqués par la police libanaise. Quand cela se produit, certains se contentent de changer de numéro de téléphone: pas question de se rendre au rendez-vous.

«Les réfugiés syriens sont préoccupés, parce que le Liban n'est pas un pays uni et qu'une partie de la population soutient le régime syrien. Ils craignent que le jour où ils seront attaqués, l'État ne les protégera pas», dit Nadim Houry.

Certains incidents valident ces appréhensions. Il y a quelques mois, des manifestants anti-Assad ont été attaqués à coups de poing devant l'ambassade de Syrie où ils s'étaient réunis avec leurs affiches. La police était sur les lieux. Mais elle n'est pas intervenue.

LE CHIFFRE

25 000

C'est le nombre de réfugiés syriens recensés dans les pays voisins, selon l'ONU. Mais cela n'inclut pas les nombreux Syriens qui ont été temporairement accueillis chez leurs proches ou amis qui habitent au Liban, sans être officiellement enregistrés. On estime que la guerre civile syrienne a causé le déplacement d'entre 100 000 et 200 000 personnes à l'intérieur même de la Syrie. Quant aux morts, l'ONU ne les compte plus depuis janvier, mais le bilan dépasse sans doute les 7500 victimes recensées lors du dernier décompte.

Photo: AFP

Une manifestation des partisans de Bachar al-Assad, à Beyrouth, le 24 février.