De quoi aura l'air l'Égypte lorsqu'elle célébrera les deux ans de sa révolution en février 2013? Beaucoup d'Égyptiens croient que la réponse dépend du référendum sur la nouvelle Constitution qui commence aujourd'hui. Plusieurs groupes, dont les femmes et les chrétiens, regardent d'un oeil inquiet le scrutin. Ils craignent de devenir les laissés-pour-compte de l'Égypte nouvelle. Un reportage de nos envoyés spéciaux au Caire.

Armée d'une liasse de brochures politiques, Fatima Mohammad et une poignée de ses amis font le pied de grue devant la mosquée Moustafa Mahmoud. Ils essaient de convaincre les Égyptiens qui finissent la prière du vendredi de boycotter le référendum et de se joindre à eux pour une ultime manifestation.

«Ça fait quatre jours que je distribue des tracts aux quatre coins de la ville. Sur la place Tahrir. À Nasser City. Partout», note la jeune femme de 33 ans qui ne cesse de sautiller d'un pied à l'autre.

Ses chaussures de sport rose et noir sont couvertes de l'épaisse poussière du Caire. Pas très surprenant puisque la jeune femme vit et dort sur la place Tahrir -en plein coeur de la mégapole de 18 millions de personnes- depuis deux semaines.

Membre du parti Hizb el-Dostour (ou Parti de la Constitution), elle s'y est installée en permanence quand elle a appris que son pays serait appelé à se prononcer sur une nouvelle Constitution, rédigée par un comité composé de 94 hommes et de 6 femmes.

Ensevelies sous le poids de la voix masculine -en majorité islamiste-, quatre d'entre elles ont démissionné de l'assemblée constituante avant que la version définitive du texte ne soit soumise au président du pays, Mohamed Morsi, lui-même ancien haut dirigeant de la plus grande organisation islamiste du pays, les Frères musulmans.

«On ne peut pas sous-estimer l'importance de ce référendum. Les femmes égyptiennes ont beaucoup à perdre si ce texte est adopté. Il n'y a pas une ligne sur mes droits dans le document de 234 articles», affirme Fatima Mohammad en ajoutant qu'elle continuera de participer à toutes les manifestations qui auront lieu pour dénoncer la Constitution.

Le double fardeau

Pourtant, elle n'ignore pas que manifester en Égypte peut parfois s'apparenter à un sport extrême pour une femme. Les affrontements entre manifestants ont fait au début du mois 10 morts et 800 blessés, parmi lesquels des dizaines de femmes. Hier, plus de 15 personnes ont été blessées au cours de nouveaux heurts.

Les manifestantes sont aussi exposées à un autre fardeau: le harcèlement sexuel qui, selon plusieurs organisations égyptiennes, est presque épidémique. Lors de rassemblements de grandes foules, des centaines de femmes, voilées ou pas, ont signalé avoir été victimes d'attouchements par des groupes d'hommes.

Deux histoires sordides impliquent aussi les forces de l'ordre. Le premier a eu lieu en mars 2011. Une vingtaine de femmes, arrêtées lors d'une manifestation sur la place Tahrir, affirment avoir subi des «tests de virginité» par des militaires. Elles ont intenté un procès, toujours en cours, à leurs bourreaux.

Plus récemment, en décembre de l'année dernière, la photo d'une femme voilée appréhendée violemment par des militaires a fait le tour du monde. Les soldats l'ont littéralement déshabillée dans la rue, en ne lui laissant que son jeans et son soutien-gorge bleu.

«Tout ce harcèlement sexuel, cette brutalité, c'est pour nous convaincre de rester bien tranquilles chez nous, tonne Fatima Mohammad, mais ça ne fonctionne pas. Nous sommes toujours aussi nombreuses dans les rues.»

Fatima Mohammad craint cependant que la nouvelle Constitution, si elle est acceptée, n'empire les choses. «Le texte dit que la société doit défendre les valeurs traditionnelles égyptiennes. Et j'ai bien peur que certains essaient de faire respecter cet article par la violence», note la jeune femme qui ne porte pas le voile et n'a aucune intention de le porter.

Les femmes disparaissent

Féministe la plus connue d'Égypte, Hoda Badran croit que la violence sexuelle à l'endroit des femmes n'est que l'un des nombreux soucis des Égyptiennes dans l'Égypte post-Moubarak. Politiquement, rappelle la présidente de l'Alliance des femmes arabes, ses compatriotes féminines ont perdu du terrain.

Si elles représentaient plus 20 % des parlementaires avant la révolution, elles ne sont plus que 2 % aujourd'hui, dans une assemblée dominée par les islamistes.

«Les femmes ont été des partenaires de la révolution, mais depuis, elles ont la vie dure. D'abord, elles ont fait face au machisme des militaires [au pouvoir jusqu'en juin dernier]. Et maintenant, c'est pire, elles doivent composer avec les idées rétrogrades des Frères musulmans, dont plusieurs viennent tout juste de sortir de prison.»

Seule source d'optimisme, le texte de la nouvelle Constitution, qui veut ramener les femmes dans leur cuisine, selon Hoda Badran, a éveillé les partis de l'opposition à la cause des Égyptiennes. «Au début, ils disaient que les droits des femmes n'étaient pas une priorité. Que ça viendrait naturellement avec la démocratie. Ils voient bien maintenant qu'ils ont eu tort.»

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Oui. Non. Et ensuite?

Les Égyptiens sont invités à se prononcer aujourd'hui et samedi prochain sur la nouvelle Constitution. Le Caire et Alexandrie voteront notamment aujourd'hui. Si la majorité des Égyptiens vote oui, la nouvelle Constitution entrera en vigueur et de nouvelles élections auront lieu pour choisir un Parlement. Si les électeurs rejettent la Constitution, une nouvelle assemblée constituante sera élue au suffrage universel dans les trois mois. Le comité aura six mois pour écrire une nouvelle Constitution.

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La Constitution en question

Le projet de Constitution sur lequel se pencheront aujourd'hui les Égyptiens est controversé pour deux raisons: les islamistes ont dominé le processus d'écriture et plusieurs clauses sèment l'inquiétude.

Survol des enjeux les plus cruciaux.

La loi islamique

L'ancienne Constitution prévoyait que la charia, la loi islamique, était la principale source de législation. Le nouveau projet reprend la même formule, mais inclut la doctrine sunnite. Un autre article donne un pouvoir accru à l'Université islamique Al-Azhar, plus haute autorité de l'islam sunnite. Les théologiens d'Al-Azhar devront notamment être consultés sur toutes les questions liées à la charia.

Inquiétude : les critiques craignent une islamisation de la société.

Les femmes

Malgré les demandes répétées de groupes féministes, le projet de Constitution ne garantit pas les droits des femmes. Le texte stipule que tous les Égyptiens sont égaux devant la loi. Cependant, la Constitution note que l'État devra offrir des services aux mères et aux enfants, que les veuves et les femmes divorcées auront droit à une pension. La nouvelle Constitution stipule aussi que l'État devra garantir l'équilibre entre le travail de la femme dans sa famille et dans la sphère publique.

Inquiétude : les critiques estiment que la nouvelle Constitution confinera la femme à un rôle traditionnel.

La liberté d'expression et de religion

Si l'ancienne Constitution protégeait la liberté de religion de tous, l'article 43 du nouveau texte protège uniquement les religions monothéistes, soit l'islam, le christianisme et le judaïsme. L'article 45 affirme que la liberté d'expression est garantie, mais est soumise à l'article 44, selon lequel il est «interdit d'insulter le Prophète et ses messagers». L'article 48 stipule aussi que les organisations médiatiques ne pourront être suspendues, fermées ou saisies par l'État.

Inquiétude : les critiques craignent un manque de protection pour les minorités religieuses ainsi qu'une importante censure sur les questions religieuses.

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«Toute l'Égypte va mal. Les Coptes, encore plus mal»


Il est 10 h 30 du matin et ça piaille à qui mieux mieux dans le hall de l'église copte de la Vierge Marie. Les adultes qui viennent d'assister à la messe du vendredi tentent de se faire un chemin à travers les hordes d'enfants qui participent à une journée d'activités religieuses.

Difficile d'imaginer qu'entre ces murs bondés, pleins de vie, la mort a régné il y a un peu plus d'un an.

Le 7 mai 2011, tout juste trois mois après qu'Hosni Moubarak eut été chassé par la rue égyptienne, un groupe de musulmans salafistes a attaqué trois églises du quartier populaire d'Imbaba, où coptes et musulmans vivent côte à côte depuis des décennies. L'église de la Vierge Marie a été incendiée.

En tout, 15 personnes ont péri lors des attaques. La communauté copte d'Égypte, évaluée à quelque 10 millions de croyants par ses autorités religieuses, a été tétanisée.

«Le lendemain de l'attaque des salafistes, le prêtre a décidé de tenir une messe dans l'église brûlée. Nous n'étions pas beaucoup. Tout juste une trentaine, mais nous avons beaucoup pleuré», raconte Tony Atef, notre jeune guide de 14 ans dans l'église.

Blessures ouvertes

Il ne reste plus de signes visibles de l'incendie. L'église a été entièrement restaurée grâce à des fonds débloqués par le gouvernement égyptien. L'iconostase de bois brille comme un sou neuf. Mais les blessures psychologiques, quant à elles, ne sont pas toutes guéries, note Mathias Ellias, prêtre de l'église qui compte plus de 4000 croyants.

«Depuis la révolution, la situation n'est pas très bonne pour l'Égypte en général et elle est encore pire pour les chrétiens. Nous voyons une séparation de plus en plus marquée entre le reste de la société et nous. Il y a plus de discrimination à notre endroit. Beaucoup de mes fidèles peinent à trouver un emploi. Et nous n'avons aucune position d'autorité dans le pays», note le prêtre, en flattant sa longue barbe blanche.

Les femmes de son église vivent aussi des difficultés. Non voilées, elles se font parfois couvrir d'insultes dans les rues du Caire. «Nous vivons constamment dans la peur, mais savons que nous sommes protégés par Dieu, laisse tomber, comme pour se rassurer, Cherry Amir, une Copte née dans le quartier d'Imbaba et qui compte y rester. Les événements des dernières années nous ont rendus encore plus attachés à notre église.»

En toute conscience

Lors de ses sermons, Mathias Ellias a dit à ses fidèles d'aller voter selon leur conscience au référendum d'aujourd'hui, tout comme l'a fait le nouveau pape copte Tawadros II. Mais s'il leur parle en privé, il n'hésite pas à partager ses réticences. Il rappelle notamment que tous les représentants coptes qui siégeaient à l'assemblée constituante se sont retirés.

«Cette Constitution, trop vague, n'est bonne ni pour les femmes ni pour les minorités religieuses. Ce n'est tout simplement pas bon pour l'Égypte.»

Photo : Marco Campanozzi, La Presse

Mathias Ellias, prêtre copte de l'église de la Vierge Marie : «Nous voyons une séparation de plus en plus marquée entre le reste de la société et nous [les chrétiens].»