Une deuxième révolution égyptienne? C'est ce qui semblait se dessiner, hier, place Tahrir, dans un nuage de gaz lacrymogène, alors que le conseil militaire peinait à endiguer la frustration d'une foule record de manifestants, prêts à tout pour que l'armée cède son pouvoir aux autorités civiles.

«Je suis prêt à mourir pour que les Égyptiens puissent vivre!», a dit un manifestant planté au beau milieu de la place Tahrir, entouré de milliers de gens exprimant leur ras-le-bol devant ces lendemains de révolution qui déchantent. Ras-le-bol du Conseil suprême des forces armées qui s'accroche au pouvoir. Ras-le-bol de l'injustice. Ras-le-bol de la corruption. Ras-le-bol de la torture. Ras-le-bol des blogueurs arrêtés et des entraves à la liberté d'expression. Rien de tout cela n'a changé, disent-ils. Hosni Moubarak a beau avoir été chassé, son régime est toujours en place 10 mois après la révolution.

Les concessions annoncées en soirée par le maréchal Hussein Tantaoui, chef du Conseil suprême des forces armées (CSFA) et ancien homme de confiance de Moubarak qui dirige maintenant le pays, n'ont pas calmé les ardeurs des manifestants. Le maréchal a annoncé la tenue d'une élection présidentielle avant la fin du mois de juin 2012, sans fixer d'échéancier pour un transfert de pouvoir. Il a parlé d'un possible référendum sur la question. Il a accepté la démission du gouvernement d'Essam Charaf chargé de gérer les affaires courantes depuis le mois de mars. Des concessions insuffisantes aux yeux des manifestants. Plusieurs réclament maintenant la tête du maréchal.

«Il est comme un père qui essaie de battre son fils jusqu'à ce qu'il accepte sa décision. Ça ne marche pas comme ça», me dit Karim Abedir, 47 ans, l'un des fondateurs du parti des Égyptiens libres, une nouvelle formation de centre droit militant pour la démocratie, la liberté et l'égalité.

Karim a passé la journée à Tahrir, muni d'un masque à gaz que son grand frère lui a donné. Professeur d'université en Angleterre, il n'a jamais renoncé à sa citoyenneté égyptienne. Il rêve d'un avenir meilleur pour son pays.

Ils voulaient être un million, place Tahrir, hier, pour porter ensemble ce rêve et mettre à la porte le conseil militaire. Lorsque le soleil s'est couché sur Le Caire, ils semblaient être beaucoup plus nombreux encore. Certains arrivaient avec leurs couvertures, prêts à y passer la nuit. Prêts pour une deuxième révolution.

Sur la place Tahrir même, la manifestation s'est déroulée de façon pacifique. Des gens ordinaires, jeunes, vieux. Des étudiants sortant de l'école leur cahier sous le bras. Des gens sortant du travail. En marge du coeur battant de Tahrir, une toute petite minorité d'islamistes barbus, scandant des «Allah Akbar! Dieu est plus grand».

«Depuis la révolution, beaucoup de libéraux sont rentrés chez eux. Les Frères musulmans ont pris toute la place. Mais aujourd'hui, on leur a montré que l'on est plus fort qu'eux!», dit Karim, une pointe de fierté dans le regard. Son «on» inclut une majorité de manifestants qui veut un État laïque, libre et démocratique où tous les Égyptiens, chrétiens ou musulmans, hommes ou femmes, auraient les mêmes droits.

À mon arrivée sur la place Tahrir, j'ai vu un enfant qui vendait du pop-corn comme on le fait dans les foires. À quelques pas de là, un vendeur de blé d'Inde grillé, avec sa charrette tirée par un cheval. L'ambiance était à la fête, oui, mais une fête foraine aux accents hardcore. Beaucoup de visages recouverts d'une sorte de demi-niqab de circonstance: un masque d'hôpital bleu poudre pour ne pas être incommodé par le gaz lacrymogène. Plusieurs enfants portant aussi un masque. Certains étaient juchés sur les épaules de leurs parents et agitaient un drapeau égyptien.

«Moi, je n'ai pas dit à ma mère que j'étais ici!», confie en souriant Nasreen Dolaify, 31 ans. «Les jeunes Égyptiens n'ont pas peur d'aller à Tahrir. Ils ont peur de dire à leurs parents qu'ils vont à Tahrir!», lancent certains à la blague.

Après sa journée de travail comme préposée à la clientèle d'une société de téléphone, Nasreen a mis elle aussi un petit masque d'hôpital pour se joindre à la manifestation. A-t-elle peur? «Peur de quoi? dit-elle. Nous, le peuple égyptien, sommes le parti le plus fort. Rien ne se passe sans pression populaire.»

Depuis quatre jours, des dizaines de manifestants ont perdu la vie dans des affrontements avec les forces de l'ordre. Les combats n'ont pas lieu sur la place Tahrir, mais dans les rues adjacentes. La rue Mohamed Mahmoud, près de l'ancien campus de l'Université américaine du Caire, est devenue un lieu d'affrontements entre les manifestants et les unités antiémeutes. Les uns lancent des pierres. Les autres répliquent avec des balles de caoutchouc et du gaz lacrymogène. Le journaliste égyptien qui m'a accompagnée sur la place Tahrir y est allé. Il a été pris dans une bousculade, a été incommodé par le gaz lacrymogène. «J'ai senti que j'allais perdre connaissance», m'a-t-il dit. Un motocycliste l'a emmené d'urgence à l'hôpital. Rien pour l'ébranler. «J'ai un ami qui a perdu un oeil dans la première révolution. Et l'autre, dans la deuxième», raconte-t-il.

Aux abords de la rue Mohamed Mahmoud, les blessés sont évacués grâce à un cordon humanitaire longeant l'esplanade. Une clinique de fortune a été aménagée. Des volontaires y soignent les blessés. Bassem Ibrahim, 26 ans, soulève le bas de son pantalon pour me montrer ses blessures comme on exposerait des médailles. «J'ai reçu une balle à la cheville droite dimanche. Puis une autre à la jambe gauche aujourd'hui», dit l'homme qui travaille dans un café. Et vous êtes toujours là? «Hadi! C'est normal. Je ferai tout pour le bien de l'Égypte. La révolution du 25 janvier a été faite pour le changement. Mais on ne voit pas de changement!»

«Plus d'une vingtaine de journalistes ont perdu un oeil dans les affrontements», me dit la reporter Ghada Nabil, assise au beau milieu de la place, des lunettes protectrices en caoutchouc sur le nez. «Une délégation de notre syndicat a demandé une enquête», dit-elle. Ils ont peut-être perdu un oeil, mais on ne leur fera pas perdre leur vision.