Dans la ferveur contagieuse de ce «printemps arabe», le monde est à même de constater, dans les événements des dernières semaines, une différence essentielle.

En Égypte, le mois dernier, les manifestations ont pris de l'ampleur avec la certitude grandissante que l'armée n'allait pas intervenir contre le peuple. Il en est tout autrement en Libye, où, loin de toute velléité de non-intervention, une bonne partie de l'armée s'est jointe à la révolte populaire. Avec armes et bagages, dans certaines régions.

Reste l'autre partie, dont on ignore l'importance, qui est toujours prête à soutenir Mouammar Kadhafi et dont certaines composantes n'ont pas montré la moindre hésitation à tirer sur des manifestants sans armes. Ni, par ailleurs à mener des opérations pour regagner sinon le coeur des Libyens, du moins certains points stratégiques et installations passés aux mains des insurgés. Il faut alors parler de conflit armé.

Le fait d'ouvrir le feu sur une foule pacifique est un crime contre l'humanité au sens du Statut de Rome. La communauté internationale, aux premiers jours du soulèvement en Libye, a clairement fait connaître ses positions à cet égard. Par contre, la conduite d'opérations armées contre d'autres unités armées relève d'un tout autre ordre juridique: celui du droit de la guerre.

Les ingrédients d'un conflit

Les récents événements en Libye nous mènent droit à cette question: quand une insurrection se transforme-t-elle en guerre civile? Voyons d'abord la définition «brève» que nous donne l'équipe Perspective Monde de l'Université de Sherbrooke. «Guerre civile: lutte armée qui oppose, à l'intérieur d'un État, des groupes importants (classes sociales, ethnies ou groupes religieux). Le contrôle de l'État est généralement l'enjeu d'une guerre civile. Pendant cette période, il existe habituellement une dualité des «forces armées», si bien que l'État n'a pas l'habituel «monopole des moyens de coercition».»

Cette dualité ne fait plus de doute. D'un côté, on trouve les unités «loyalistes», telle la 32e Brigade, commandée par Khamis Kadhafi, le fils du «Guide», et, selon WikiLeaks, la mieux équipée des trois «unités de défense du régime» - 10 000 hommes en tout -, toutes sous le commandement direct des Kadhafi. Qui contrôlent aussi les milices dont le recrutement serait concentré dans les tribus les plus proches du régime: les Kadhafa, la tribu des tribus; les Warfala, la plus nombreuse, avec 1,2 million de personnes, mais dont les leaders se sont depuis retournés contre Kadhafi; et les Mahgrab. Rappelons que, à la suite de la purge de 1993 qui a «épuré» les rangs de la fonction publique et des forces armées libyennes, la plupart des pilotes de l'aviation ont été recrutés chez les Kadhafa.

À ces fidèles, il faut ajouter un certain nombre de mercenaires, tchadiens pour la plupart, dont on peut penser que, sans lien aucun avec la population du pays qui les emploie, ils n'ont aucun problème à «tirer dans le tas».

Contre les forces du régime, les insurgés n'ont pas encore atteint le degré d'unité pour mener des opérations d'envergure. Ils ont des chars d'assaut, des transporteurs de troupes blindés, des canons antiaériens, voire un ou deux vieux chasseurs soviétiques, mais la structure n'est pas encore en place. Le Conseil militaire dont on a annoncé la formation lundi a la lourde tâche de mettre en place non seulement une structure de commandement, mais tout l'appareil administratif et logistique nécessaire à la conduite de la guerre.

La guerre civile en est encore dans sa phase préparatoire, mais la Libye semble répondre à tous les critères de la chose: de l'importance des groupes - ici, le peuple doit être considéré comme le plus important - à la dualité de forces armées identifiables qui se disputent le contrôle de l'État. Cet «État des masses» sur lequel Mouammar Kadhafi a exercé un pouvoir total pendant plus de 40 ans, mais où il n'a plus aujourd'hui le «monopole des moyens de coercition».