Des milliers de personnes de toutes les nationalités fuient les violences en Libye vers la Tunisie via le poste-frontière de Ras Jdir. Pour plusieurs, la route de l'exode a été difficile, comme l'a constaté notre envoyée spéciale.

De toute sa vie, Abou Sened n'a rien connu d'autre qu'une étouffante dictature. Il est né quand Mouammar Kadhafi a pris le pouvoir en Libye, il y a 42 ans. Aujourd'hui, l'enseignant de Tripoli croit assister à une nouvelle naissance. Celle de la liberté, enfin. Mais c'est un accouchement douloureux. « Une opération par césarienne », dit-il. Avec de pénibles complications.

Abou Sened a fui la Libye en catastrophe, hier. La veille, il avait joint un journaliste étranger pour alerter le monde sur la « situation très grave à Tripoli ». Et pour supplier la communauté internationale d'intervenir afin de mettre un terme au bain de sang.

Par prudence, il avait témoigné sous un nom d'emprunt. Mais son téléphone, croit-il, était sur écoute. « Peu après que j'ai passé ce coup de fil, un ami policier m'a prévenu qu'on me cherchait pour me tuer. »

Alors, comme des milliers d'autres, Abou Sened a pris le chemin de l'exode. Dans l'urgence, il a été forcé de laisser derrière lui sa femme et ses trois enfants.

Rencontré au poste-frontière de Ras Jdir, en Tunisie, l'homme était partagé entre une énorme inquiétude pour sa famille restée à Tripoli et l'exaltation par rapport à une révolution tant espérée, tant attendue.

Tripoli désert le jour

« Tripoli est sous le contrôle total de l'armée et des mercenaires de Kadhafi », dit-il. Selon des informations non confirmées rapportées par l'AFP, les partisans du Guide seraient concentrés dans la capitale. Neuf mille combattants y disposeraient de chars, d'avions et d'armes lourdes.

Le jour, la ville est déserte. Tous les commerces et les bureaux sont fermés. Les nuits sont déchirées par des tirs nourris. « Les cliniques médicales ont reçu l'ordre de ne pas soigner les blessés », dit Abou Sened. Les familles cherchent désespérément des médecins assez courageux pour se déplacer en ville et soigner les blessés dans leurs maisons.

Le régime a interdit tout rassemblement de plus de cinq personnes. Sauf, bien sûr, quand il s'agit de manifestations favorables au dictateur. « On voit beaucoup d'Africains, du Tchad et du Niger, qui ont été payés pour y prendre part «, croit Abou Sened.

« Ce sont toujours les mêmes qui manifestent, jour après jour. Ils sont peu nombreux, quelques dizaines, et ils embrassent la photo de Kadhafi », dit Talel Lamiri, serveur tunisien qui a fui Tripoli hier. « À part ces gens, il n'y a personne dans les rues. Seulement des policiers et des mercenaires de Kadhafi. »

Dans son discours halluciné, mardi, le dictateur a exhorté ceux qui l'aiment à descendre dans les rues pour chasser les « rats graisseux « protestant contre son régime. Peu de Libyens semblent avoir répondu à son appel. Cela remplit Abou Sened d'espoir. « La majorité du peuple est contre lui, maintenant. «

Les opposants gagnent du terrain de jour en jour. Plusieurs réfugiés rencontrés hier ont confirmé que les militaires avaient déserté Zouara, à 50 kilomètres de la frontière tunisienne. « C'est le peuple qui contrôle la ville, raconte Ibrahim Ali, un pêcheur égyptien. Les gens ont formé des comités civils pour assurer l'ordre. «

Depuis lundi, plus de 30 000 Égyptiens et Tunisiens ont fui la Libye, selon l'Organisation internationale pour les migrations. À cause des violences et du manque de travail dans ce pays paralysé par la crise.

Pas les islamistes

Pour Talaet Talaet, autre pêcheur égyptien, la route de l'exode a été difficile. « Les hommes de Kadhafi m'ont forcé à m'allonger sur le sol. Ils m'ont battu, ont pris mon argent et la carte mémoire de mon cellulaire. Ils ne voulaient pas que le monde voie les images de ce qui se passe en Libye. »

Dans le flot humain qui traversait la frontière, plusieurs réfugiés avaient des histoires semblables à raconter. Une ONG distribuait des sandwiches aux gens fourbus et affamés. L'ambiance était électrique. Des manifestations spontanées éclataient sans cesse. « Dégage Kadhafi! », « Vive la révolution! »

Au même moment, le dictateur déclarait que ses opposants servaient les intérêts d'Oussama ben Laden. Parmi les réfugiés, personne n'y croyait. Et pour s'assurer que le reste du monde n'y croit pas davantage, Abou Sened nous a rattrapée dans la foule. « Ce ne sont pas les islamistes qui font la révolution en Libye. C'est le peuple! »

Toute sa vie, il a voulu faire de la politique. C'était impossible dans un « État des masses « qui n'a jamais toléré la moindre opposition. Mais bientôt, Abou Sened retournera en Libye, pour participer à la naissance d'une nouvelle démocratie arabe. Très bientôt, assure-t-il. « Dans moins d'une semaine, Kadhafi sera parti. »