Au 15e jour des manifestations en Égypte, la foule était plus importante que jamais, hier, sur la place Tahrir, au Caire. Plusieurs manifestants s'y étaient même rendus pour la première fois. Parmi eux, l'internaute Waël Ghoneim, tout juste sorti de prison. Le cri du coeur qu'il a lancé lundi soir à la télévision a bouleversé les Égyptiens et transformé le jeune homme en héros de la révolution, raconte notre collaboratrice.

«Les larmes de Waël, de véritables larmes, venues du fond du coeur, ont littéralement changé l'état d'esprit de millions d'Égyptiens... Pardon, non, de millions d'Arabes qui regardaient l'interview, comme nous tous», s'enthousiasme la mystérieuse et pourtant célèbre blogueuse Zeinobia, sur son site Egyptian Chronicles.

Encore inconnu du grand public il y a deux jours, Waël Ghoneim est devenu le héros, le visage, l'icône de la révolution en Égypte à la suite d'une interview donnée lundi soir sur la chaîne privée égyptienne Dream 2.

Cadre pour le géant américain Google au Moyen-Orient, ce jeune homme, arrêté le 25 janvier, premier jour du soulèvement, a passé 12 jours dans les geôles de la Sûreté de l'État, les services secrets égyptiens. Pourquoi? Parce qu'il est l'administrateur du groupe Facebook Nous sommes tous Khaled Saïd, un jeune homme battu à mort par la police en juin 2010 à Alexandrie, devenu symbole, dans la rue et sur le web, de la brutalité policière.

La voix enrouée, étouffant les sanglots, Waël Ghoneim raconte sa détention. Douze jours de black-out total alors que, à l'extérieur, sa famille, folle d'inquiétude, écume les hôpitaux du Caire. Douze jours de silence alors que, sur le pavé, la rage de la rue gronde et le sang coule. Douze jours durant lesquels il n'a pourtant pas été maltraité par la Sûreté de l'État, connue pour ses méthodes musclées.

Et quand, sur le plateau, la présentatrice lui fait défiler sous les yeux les images terribles des morts de la révolution, il s'effondre: «Je veux dire à toutes les mères et à tous les pères qui ont perdu un enfant que je suis désolé, mais que ce n'est pas notre faute. Je jure devant Dieu que ce n'est pas notre faute! C'est la faute de tous ceux qui tiennent le pouvoir et qui s'y accrochent!»

Honnêteté et modestie

Waël Ghoneim se défend d'être un héros. «Les héros sont ceux qui étaient dans la rue, ceux qui se sont fait tabasser, ceux qui se sont fait arrêter, qui se sont mis en danger.» Durant la demi-heure que dure l'entretien, le jeune homme ne cesse de répéter son amour pour l'Égypte: «Nous voulions nous battre pour nos droits et pour notre pays. C'est notre pays!»

Ce discours est allé droit au coeur des Égyptiens et marque déjà un tournant dans la mobilisation populaire. Sur l'internet d'abord. Sur Twitter, les réactions sont tombées en cascade. «La prochaine fois que quelqu'un doutera des raisons de l'occupation de la place Tahrir, faites-lui regarder l'interview de Ghoneim», dit Sarah Carr, journaliste égypto-britannique très engagée.

Discours place Tahrir

Par ailleurs, la foule a réservé un accueil triomphal à Waël Ghoneim, hier, place Tahrir. «J'aime à appeler ça la révolution Facebook, mais après avoir vu les gens ici, je dirais que c'est la révolution du peuple égyptien», a lancé le jeune homme, entouré par des milliers de manifestants.

La mobilisation ne montrait aucun signe d'essoufflement, hier, malgré les nuits fraîches, la fatigue et les conditions de vie spartiates sur ce rond-point devenu un village de tentes retranché. «Beaucoup sont là pour la première fois, la place est pleine à craquer... tous parlent de Waël Ghoneim», se réjouit Nada, avocate, militante et habituée du campement sur la place.

«Cette révolution appartient d'abord à la jeunesse de l'internet, elle appartient ensuite à la jeunesse égyptienne, elle appartient enfin à tout le peuple», a dit Waël Ghoneim, lundi. Pourtant, sans le vouloir, il est devenu le héros d'un mouvement qui, jusqu'ici, n'en avait pas.

«La révolution des jeunes a ses côtés positifs, mais il faut prendre garde à ne pas s'embourber dans ses côtés négatifs», a prévenu hier le vice-président Omar Souleimane. L'Égypte doit discuter des «orientations» politiques de son futur chef d'État, a-t-il affirmé. «Le président Moubarak est d'accord pour une véritable passation du pouvoir, il n'a aucun problème avec ça. Mais il faut penser à l'avenir de l'Égypte et à celui qui va mener le pays à l'avenir, non pas à sa personne, mais à ses compétences et à ses orientations» politiques. Ce message semble viser les jeunes et les Frères musulmans, première force d'opposition. Des scénarios sur le départ du raïs sont envisagés par la presse étrangère. L'hebdomadaire allemand Der Spiegel écrit qu'il pourrait venir faire «un bilan médical prolongé» en Allemagne. Hier, les États-Unis ont exhorté les autorités égyptiennes à prendre des mesures pour aboutir à des réformes «irréversibles» dans le cadre de la transition politique, tandis que la France a appelé à «l'émergence des forces démocratiques» pour une transition qui doit se dérouler «sans violence et aussi rapidement que possible».