Le contraste était saisissant. Hier, la place Tahrir avait des airs de fête. Des dizaines de milliers d'Égyptiens manifestaient dans le calme et la joie. Pourtant, quelques heures plus tôt, c'était le chaos. Opposants et partisans de Moubarak se battaient, et des coups de feu déchiraient le silence de la nuit. Deux jours de combats féroces. Bilan: 10 morts et 800 blessés.

À la place Tahrir, il restait peu de traces des affrontements: une auto calcinée, des morceaux de pavé arrachés, des barricades rouillées.

Les opposants à Moubarak avaient repris la place. J'avais l'impression de revivre la grande manifestation de mardi, comme si la parenthèse de la violence n'avait jamais existé: même atmosphère bon enfant, mêmes slogans -Arhal, Moubarak! Arhal! (va-t-en!)-, mêmes banderoles.

Le pont qui mène à la place Tahrir était gardé par des soldats qui fouillaient les manifestants et examinaient leurs papiers d'identité à la loupe, surtout ceux des étrangers. Les journalistes n'avaient pas le droit d'apporter leurs caméras -seuls les calepins étaient tolérés. Les gens marchaient sans se presser vers la place Tahrir. L'air était doux, le soleil chaud. Le Nil coulait tranquillement sous le pont.

Le Caire se remettait de ses deux jours de folie, où les miliciens avaient pris le contrôle de la ville. Ils arrêtaient les voitures, battaient les étrangers et les journalistes. Une ville quasiment en état de siège, sans policiers, abandonnée. Hier, Le Caire avait moins peur, même s'il y avait encore des combats dans certains quartiers et que des miliciens continuaient de rôder.

Des volontaires surveillaient étroitement les manifestants qui se rendaient sur la place Tahrir. J'ai dû montrer mon passeport une dizaine de fois. Et j'ai été fouillée tout aussi souvent.

Les gens me souriaient, même si j'étais une étrangère.

«Welcome, m'a dit une femme avec un grand sourire.

-Welcome? Really?

-Yes, most welcome.»

La veille, avoir un calepin de notes dans les mains était aussi dangereux que de tenir une grenade. Les milices, souvent associées à des pro-Moubarak, arrêtaient les journalistes et leur tapaient dessus.

Hier, il n'y avait aucune trace des partisans d'Hosni Moubarak place Tahrir. Partis, envolés, disparus. Aussi subitement qu'ils étaient apparus. Pendant une semaine, les opposants à Moubarak ont manifesté sans qu'un seul partisan défende le vieux président. Mercredi, les partisans ont débarqué place Tahrir. Deux jours d'affrontements sanglants.

«Ces partisans étaient payés par le gouvernement, soutient Emad Salah, avocat, venu manifester. Hier, le vice-président a dit qu'il ne devait plus y avoir de violence. Et aujourd'hui, les partisans de Moubarak disparaissent. Étrange coïncidence.»

«Les deux jours de violence ont été organisés par le gouvernement, affirme Osman, général de l'armée à la retraite. Les partisans pro-Moubarak terrorisaient les gens, ils voulaient les obliger à quitter la place Tahrir, symbole de notre révolution. Et ils attaquaient les journalistes parce qu'ils ne voulaient pas que le monde entier les voie faire leur sale travail. Un crime sans preuve.»

«C'était un chaos planifié, ajoute Zeyad, qui travaille à l'ONU. Des détenus ont été relâchés des prisons pour infiltrer les rangs des pro-Moubarak. C'est un crime, une trahison.»

Parmi la foule, plusieurs membres des Frères musulmans, le parti d'opposition le plus puissant en Égypte. Des islamistes que l'Occident craint comme la peste. Hier, leurs partisans cachaient mal leur méfiance à l'égard des étrangers.

«L'Égypte appartient aux Égyptiens, postillonnait Asham Fathy avec un brin d'agressivité. On ne veut pas que les étrangers se mêlent de nos affaires!»

Une foule a commencé à m'encercler. «Allez-vous vraiment écrire ce qu'il vient de vous dire?» m'a demandé une femme en me regardant de travers.

Étranger, étranger. L'atmosphère reste volatile.La journée avait mal commencé. Des tirs sporadiques secouaient Le Caire. L'appel à la prière prenait des allures guerrières. Les Égyptiens me mettaient en garde: «Ne sortez pas. Dangerous, very, very dangerous.» J'avais l'impression de vivre dans un pays en guerre.

J'étais encore à mon hôtel. La majorité des journalistes l'avaient déserté. Le Hilton est situé tout près de la place Tahrir. La veille, des rumeurs folles avaient couru: les émeutiers allaient envahir l'hôtel pour s'en prendre aux journalistes et mettre le feu.

L'équipe de Radio-Canada a quitté l'hôtel au milieu de la nuit, les journalistes français ont plié bagage à l'aube. CNN, elle, avait bouclé ses valises en catastrophe la veille. Certains sont partis en convoi avec l'armée, plusieurs ont été escortés par leur ambassade.

Moi? J'hésitais. Partir la nuit? Trop dangereux. J'ai finalement opté pour le matin. La Presse a embauché une firme de sécurité privée pour me faire sortir du Hilton. L'entreprise privilégie une approche légère: un chauffeur égyptien fiable et une voiture ordinaire. La discrétion, la meilleure stratégie.

Je devais partir vers 9h30. À 8h, mon téléphone a sonné. Le chauffeur était arrivé. «Vite!» J'ai bouclé ma valise et j'ai traversé le hall au pas de course. J'ai croisé une journaliste du Time qui m'a dit, avec une lueur de panique dans les yeux: «Vous partez aussi?»

Mes instructions étaient précises: le chauffeur se tenait à une centaine de mètres du périmètre de sécurité de l'hôtel. «Il porte une chemise bleue et il va tenir ses clés dans sa main droite.»

Simple? Oui, quand on porte ses lunettes. Pour éviter d'avoir l'air occidentale, j'avais mis un voile sur ma tête et enlevé mes lunettes, au look trop branché. Avec ma valise à roulettes et mon sac à dos, je ne faisais pas très égyptienne. J'avais l'impression de jouer dans un mauvais film. Le chauffeur m'a immédiatement repérée.

J'ai changé d'hôtel en douceur, un parcours de 1 km parsemé de postes de contrôle tenus par l'armée. Aucun voyou, aucune milice, aucun partisan pro-Moubarak, que des rues vides et sales balayées par le vent.Et la révolution, dans tout ça? Elle a repris son cours, comme si de rien n'était. Les revendications des manifestants ont grimpé: ils demandent que Moubarak parte, mais aussi qu'il soit jugé.

Le vent a de nouveau tourné en faveur des opposants. Les partisans de Moubarak vont-ils tenter de reprendre le contrôle de la place Tahrir? Où s'en va cette révolution ? Impossible à prédire. Une chose est certaine, pendant deux jours, Le Caire a eu peur. Vraiment peur.