Poussé vers la sortie tant par la rue que par ses homologues étrangers, Hosni Moubarak veut prendre son temps. Hier, le président âgé de 82 ans a annoncé qu'il ne se représenterait pas à l'élection présidentielle déjà prévue pour l'automne. Le Parlement débattra d'un amendement constitutionnel pour modifier les conditions de la candidature à la présidentielle et limiter les mandats. Son allocution n'a pas refroidi les centaines de milliers de manifestants plus d'un million, peut-être deux millions, selon les estimations qui, dans tout le pays, lui ont fait savoir qu'eux non plus n'abandonneraient pas tout de suite. En soirée, les États-Unis ont déclaré avoir dit à Moubarak qu'une transition politique pacifique et calme devait débuter «maintenant «. Le président Barack Obama s'est aussi adressé aux manifestants. «Nous entendons votre voix. «

«Erhal, Moubarak! Erhal!» Pars, Moubarak! Pars!

Des femmes voilées ou cheveux au vent, des hommes barbus ou en t-shirt, des enfants juchés sur les épaules de leur père, des bébés dans des poussettes, des chômeurs, des médecins, des étudiants, des musulmans, des chrétiens. Des centaines de milliers de personnes s'étaient donné rendez-vous, hier, place Al-Tahrir, au coeur du Caire, pour exiger le départ de leur président.

Un homme hurle dans un mégaphone: «Nous sommes 3 millions! Erhal, Moubarak! Erhal!» La foule rugit, applaudit, crie, siffle. L'atmosphère est électrique et la clameur, assourdissante. Chaque centimètre carré de la place Al-Tahrir est occupé. Les manifestants sont serrés les uns contre les autres. Claustrophobes s'abstenir. La foule déborde dans les rues avoisinantes.

Une manifestation extrême qui se déroule dans le calme. La sécurité est discrète, la présence des soldats aussi. Des gens filment avec leurs cellulaires et leurs iPhone. Ils brandissent des pancartes sur lesquelles les slogans disent tous la même chose: Moubarak, va-t'en.

«Moubarak, the game is over», «Le peuple veut te faire tomber», «If we stop dreaming, we die», «Toooooo late to negociate», «Welcome democracy, bye Moubarak!»

Sur une affiche, Moubarak est dessiné, affublé d'une mèche de cheveux et d'une moustache à la Hitler. Un homme d'une soixantaine d'années enlève son soulier et le lance sur une photo du président.

Un grand jeune homme dégingandé, lunettes fumées perchées sur le nez, porte un t-shirt noir sur lequel est écrit: «Fucking Revolution» en lettres blanches. Pourquoi fucking? «Mais parce que c'est une fucking revolution! répond Mohammed, 27 ans. On a enfin le pouvoir de dire non à Moubarak.» Des hommes prient, agenouillés sur l'asphalte jonché de papiers gras. Les manifestants les contournent avec respect. D'autres crient «Allah Akbar!» Dieu est grand.

Aucun parti politique n'a déployé de bannière. Il n'y a que le peuple. Euphorique, rempli d'espoir, exalté.

Suzy Elgeneidy est avec ses trois filles. Elle tient mordicus à ce qu'elles «participent à ce moment historique». «Je n'ai pas peur. Nous attendons tellement de choses depuis 30 ans: des élections libres, une vraie démocratie, des réformes économiques, du travail et des salaires décents, la fin de la corruption.»

Son mari est un journaliste connu, une vedette. Hier, il a fini sa présentation à la télévision en disant «Moubarak doit partir.» «Il a osé», dit sa femme, une lueur d'admiration dans les yeux.

Pour l'instant, les manifestants ignorent que Moubarak prononcera un discours quelques heures plus tard à la télévision. À 23h, il a annoncé d'un ton solennel qu'il ne se présenterait pas à l'élection de septembre pour solliciter un sixième mandat. Il a aussi promis des réformes. Par contre, il reste en poste jusqu'en septembre. C'est lui qui assurera la transition.

La nouvelle est tombée comme une bombe, place Al-Tahrir. Les manifestants sont décontenancés. Certains partent, d'autres restent. Certains sont indignés et scandent «Yemchi, Moubarak!» (Pars, Moubarak!), alors que d'autres sont soulagés. Il partira. En septembre. Ils peuvent bien attendre sept mois... Après tout, ils l'ont enduré pendant 30 ans.

«Qu'il parte tout de suite, crie Abu-Bakr Makhlouf. S'il a sept mois devant lui, il va nous rouler dans la farine et la police nous écrasera. Nous avons le pouvoir, qu'il parte!»

Le mouvement de contestation est déchiré. Des groupes se disputent, des amis discutent. Part, part pas, maintenant ou en septembre.

L'humeur est morose place Al-Tahrir. Dans les ténèbres de la nuit, les gens se bousculent. Ceux qui veulent rester essaient de retenir les gens qui partent. Si Moubarak voulait diviser les contestataires, il a réussi.

Mais hier après-midi, il faisait beau, le temps était à la fête et les manifestants étaient prêts à tout pour faire tomber Moubarak. Tout de suite.

Plusieurs immeubles résidentiels ceinturent la place. Les grilles sont cadenassées à double tour. Un homme ouvre un lourd cadenas. Je lui demande si je peux monter chez lui pour avoir une vue d'ensemble de la place Al-Tahrir. Il refuse, mais il appelle sa voisine, spécialiste de la politique égyptienne et professeure à l'Université du Caire. Elle accepte.

Elle était en Allemagne lorsque les manifestations ont commencé. Elle devait ensuite se rendre aux États-Unis, mais elle a tout annulé. Son pays vivait une révolution, son sujet de recherche se déroulait chez elle, sur le pas de sa porte. Pas question de se balader à l'étranger.

Elle m'a fait entrer discrètement. Des agents du gouvernement ont infiltré son immeuble. Ils craignent qu'un homme se faufile sur le toit et tire sur la foule. Imaginez le chaos.

Son appartement est magnifique: plafonds hauts, boiseries sombres, tapis étendus par terre, grandes fenêtres habillées de volets en bois. Elle les entrouvre discrètement. À mes pieds, une marée humaine, compacte, colorée, mouvante. D'immenses drapeaux flottent au-dessus de cette foule qui s'étend à perte de vue.

Elle regarde par-dessus mon épaule, émue par son peuple qui ose défier le régime Moubarak. «Ce n'est pas une révolution Facebook, internet ou Twitter, précise Heba Raoufezzat. C'est une révolution, point. Ce ne sont pas les jeunes qui se soulèvent, mais le peuple tout entier qui a été écrasé. Un peuple qui explose après avoir subi de profondes frustrations pendant des années. Ce n'est pas Mai 68 non plus, c'est l'Égypte qui se réveille. C'est l'expression du gigantesque ras-le-bol des citoyens.»

Je quitte Heba et plonge de nouveau dans la foule. À 17h, le soleil se cache derrière les immeubles. C'est le crépuscule. La place Al-Tahrir prend une teinte rosée. Un vent frisquet se lève et agite la foule.

Une manifestation pro-Moubarak se tient à 1 km de là. Il y a davantage de soldats que de manifestants. Même si des blindés bloquent la rue, des opposants à Moubarak ont réussi à infiltrer le rassemblement de quelques centaines de personnes. Des hommes se disputent et se bousculent. Les pro-Moubarak ont peur. Ils sont impressionnés par le nombre et la fébrilité de leurs opposants.

Moubarak est de plus en plus isolé. Lundi, il a tendu la main aux partis de l'opposition. Hier, ils ont rejeté son offre. Que Moubarak parte, ont-ils dit.

Même s'il a annoncé qu'il ne se présenterait pas à l'élection de septembre, il reste accroché au pouvoir. À quel point cette décision risque-t-elle de diviser les contestataires?

Un nouveau mot d'ordre se répand dans la capitale survoltée: tout le monde dans la rue vendredi, après la prière. Moubarak devra-t-il démissionner immédiatement et fuir dans la honte, comme Ben Ali en Tunisie? Ou aura-t-il réussi à casser la grande vague de contestation au milieu de son élan? Réponse vendredi, après la prière.

mouimet@lapresse.ca