Irvan a 15 ans. Il a quitté la maison familiale, à la campagne, pour une vie meilleure dans la métropole. Il habite aujourd'hui avec des copains dans une maison de misère et travaille dans la rue.

L'adolescent est vendeur de café ambulant. Pour 25 cents, il vous servira un petit instantané dans un verre de styromousse. Ses rêves? Aucun. Continuer de travailler.

 

Agung est chauffeur de mototaxi. Parfois il dort dans son véhicule crasseux parce qu'il ne peut plus payer son loyer. Cette année, durant la fête de la fin du ramadan, il a préféré rester en ville plutôt que de rentrer dans sa famille comme le veut la tradition. Car la tradition exige aussi qu'on arrive les bras chargés de cadeaux.

Avec ses revenus de 20 000 roupies par jour (à peine plus de 2$), Agung n'a pas réussi à épargner, cette année. Pas un sou. Son repas du matin, riz et viande, lui prend presque le quart de son salaire. Avec deux ados et une femme à sa charge, c'est souvent son unique repas de la journée. «C'est mon destin, dit-il d'un air résigné. Je le laisse entre les mains de Dieu.»

Des gens comme Irvan et Agung, il y en a plein les rues de Jakarta. La capitale est aussi grise que le reste du pays est vert. Avec près de 9 millions d'habitants, Jakarta est la plus grande ville d'Indonésie. Elle est aussi la plus laide. Il y a bien sûr un centre-ville avec des hôtels chic, des cafés Starbucks et des boutiques dans lesquelles traînent les jeunes filles de bonne famille. Il y a surtout des quartiers pauvres qui regroupent des maisons sales où l'on ne trouve rien d'autre que quatre murs et deux fois plus de matelas à même le sol. Puis il y a tous ces gens qui vivent sous les viaducs, parmi les déchets et les chats errants. Des bidonvilles laissés pour compte par l'administration et ignorés de tous, comme s'ils n'existaient pas. Leurs habitants font partie de la sous-classe des mendiants qui vivent en marge de la société.

Ils sont durement touchés par toutes les crises. Et contrairement aux pauvres des campagnes, ceux des villes ne peuvent pas cueillir ce qui pousse dans les environs pour manger. «Le degré de pauvreté est stable depuis 10 ans en Indonésie, explique l'économiste Budy Resosudarmo, spécialiste des questions alimentaires. Dans certaines îles, le taux de pauvreté atteint 45%, mais en ville elle est plus visible, plus bruyante et plus dérangeante.»

Étonnamment, ces pauvres ne se lamentent pas sur leur sort. Mais alors, qui étaient donc tous ces protestataires qui ont marché dans les rues de Jakarta, quand le prix des aliments a augmenté? Des intellectuels et des gens de la classe moyenne politisée. Ceux qui ont encore les moyens de prendre trois repas par jour.

«La hausse du prix du riz a énormément déstabilisé les Indonésiens, explique Budy Resosudarmo. Mais les gens qui sont dans la misère ne se plaignent pas, ce n'est pas dans les moeurs indonésiennes. Les Américains s'intéressent au bonheur. Ils nous demandent toujours si nous sommes heureux. Les Indonésiens veulent simplement avoir un peu de stabilité.»

Les orphelinats débordent

C'est que la stabilité a été rudement mise à l'épreuve depuis quelques années. Tremblements de terre, tsunami, attentats, «les catastrophes sont devenues notre quotidien», dit Tata Sudrajat, représentant de l'organisme non gouvernemental Save the Children, qui travaille au mieux-être des enfants.

Cette succession de crises lui a apporté beaucoup, beaucoup de travail. «C'est très dur pour les enfants, explique-t-il. Le droit des enfants est un concept encore difficile à implanter en Indonésie.»

Le groupe vient de publier un surprenant rapport sur la condition des enfants dans les institutions indonésiennes. Le pays a un système «d'institutions», des endroits où l'on recueille les enfants qui n'ont plus de famille. Il y a de plus en plus de monde dans les orphelinats. Mais il n'y a pas plus d'orphelins: plus de 90% des enfants qui s'y trouvent ont encore au moins un parent. Avec le prix des denrées qui ne cesse d'augmenter, les parents préfèrent y placer leurs petits plutôt que de les laisser mourir de faim à la maison. «Les parents voient ces institutions comme une solution à la pauvreté», explique Tata Sudrajat.

Ils peuvent garder contact avec leurs enfants mais, dans les faits, peu le font.

Officiellement, il y a 500 000 enfants dans ces orphelinats. Mais personne ne les adoptera. Dans le pays musulman le plus peuplé de la planète, l'adoption n'est pas facile parce que, selon la loi islamique, il faut préserver le lien du sang, explique M. Sudrajat.

Autrement, le processus est long et complexe. Pour se qualifier, les parents adoptifs doivent être de la même religion que le petit et vivre dans le pays depuis au moins cinq ans. Cela rend l'adoption internationale pratiquement inexistante.

Les seules personnes qui adoptent des enfants sont les membres plus fortunés de la famille rapprochée. Ils habitent souvent dans les villes mais, encore là, le bien-être de l'enfant n'est pas assuré puisque la question de la main-d'oeuvre infantile pose d'énormes difficultés en Indonésie.

«Notre vrai problème, c'est l'éducation, reconnaît M. Sudrajat. Le gouvernement vient d'augmenter de 20% le budget de l'éducation, mais il faut absolument que tous les enfants aient accès à l'école. Il faudrait que ce soit gratuit pour tous.»

Selon les dernières données, 95% des enfants vont à l'école primaire. Dans le cas des adolescents, le taux chute jusqu'à 50%. Traduction: la moitié d'entre eux se retrouvent dans les champs, au travail ou dans la rue.