Des forêts luxuriantes, vertes comme des épinards. Des rizières couleur menthe à la crème. Des damiers de terre et de céréales dorées. L'Indonésie est un pays fertile. Mais plutôt que de nourrir son monde, le pays a choisi de nourrir le monde. D'utiliser une importante partie de ses terres pour faire pousser du café et des épices qui parfumeront les repas des Occidentaux. Quitte à créer une pression énorme sur son marché intérieur, une pression insoutenable lorsque les cours des aliments augmentent. C'est ce qui est arrivé l'année dernière. Après la Guinée et Haïti, nous vous emmenons en Indonésie, un pays où poussent le riz, la vanille, la papaye et les avocats mais qui vit néanmoins une crise alimentaire.

«Nous avons un excellent tabac. Pas fait pour les cigarettes, mais pour les cigares. Il est exporté en Europe.»

 

L'agronome Surip Mawardi vante avec beaucoup de fierté son coin de pays, l'est de l'île de Java. Le sol volcanique en fait une terre incroyablement fertile. Le café robusta qui y pousse est exporté en Europe; l'excellent café arabica, surtout en Amérique du Nord. Le cacao et le caoutchouc partent pour les États-Unis. Les chic fèves edamame, pour le Japon et la Corée. Et un chou haut de gamme est vendu à Singapour. Pourtant, quand le prix du soya a commencé sa spectaculaire ascension l'année dernière, les gens de cette région agricole ont encaissé un dur coup. Le soya est l'ingrédient principal du tempeh, une espèce de gâteau-repas de fèves fermentées qui est un des aliments de base des Javanais. Et le soya pour faire le tempeh est importé des États-Unis et du Brésil.

De même, aussi surprenant que cela puisse paraître, le pays dépend en partie de l'importation pour combler les besoins en riz de sa population. La plupart des Indonésiens mangent encore trois repas de riz par jour, dont une partie vient du Vietnam

C'est une situation absurde, maintient la jeune militante Maya Muchtar. «Cette nation n'a aucune conscience de son état d'urgence. S'il y avait un boycottage de l'Indonésie, on mangerait quoi? Nous sommes très vulnérables.»

Maya Muchtar est à la tête du Mouvement national d'intégration, qui travaille principalement à rapprocher les Indonésiens de différentes religions. Mais elle mène aussi une autre bataille: il faut que les Indonésiens se réapproprient leur nourriture.

Il n'y a pas eu besoin d'un blocus économique pour que l'Indonésie se retrouve dans une situation périlleuse. La hausse du prix des aliments, attribuée notamment à la production d'éthanol de maïs aux États-Unis, a déstabilisé la fragile balance commerciale alimentaire du pays.

«Je ne crois pas en cette crise alimentaire, dit Maya Muchtar. Nous avons une crise de mauvaise gestion et de manque d'éducation.»

Durant les deux dernières années, 29 marchés publics ont fermé à Jakarta parce que les nouveaux supermarchés modernes vendent des denrées importées moins chères, explique-t-elle. La chaîne française Carrefour possède 41 supermarchés en Indonésie. «Si vous allez au Carrefour pour acheter de l'ail, vous allez trouver de l'ail chinois à très bas prix. C'est ridicule.»

Tout ce qui peut s'exporter à bon prix quitte le pays. En retour, l'Indonésie achète des aliments bon marché. Le pays produit du café arabica de qualité exceptionnelle mais, pour boire un bon café, il faut aller dans la capitale, Jakarta, dans un établissement fréquenté par les étrangers.

Autrement, on trouve des cafés instantanés commerciaux faits avec des grains de robusta ou, au mieux, avec des grains d'arabica déclassés, ceux qui n'ont pas trouvé leur chemin vers l'Occident. C'est déjà très bien, explique Sri Mulato, du Centre indonésien de recherche sur le café et le cacao: les Indonésiens qui n'ont pas d'argent, eux, doivent couper leur café avec des céréales. «On peut faire des mélanges 70% café et 30% maïs, par exemple, explique-t-il. C'est assez imbuvable.»

Un concept nouveau

Le groupe de Maya Muchtar organise plusieurs activités pour expliquer le concept de l'alimentation locale dans un pays où, contrairement au Canada, les aliments sont accessibles en quantité et en variété toute l'année.

Selon elle, si l'Indonésie utilisait ses terres pour nourrir son peuple plutôt que pour produire des aliments destinés à l'exportation, le pays serait moins vulnérable. Et en temps de crise, les Indonésiens mangeraient à leur faim.

Pour mieux faire passer son message dans le grand public, Maya se mêle parfois à la foule dans les supermarchés, à l'heure de pointe. Elle se met en file, à la caisse, avec un fruit importé. Lorsque vient son tour de payer, elle demande à la caissière d'où vient le fruit, d'une voix assez forte. «Quand elle me dit que ça ne vient pas d'Indonésie, je lui réponds qu'il n'est pas question que je l'achète, raconte-t-elle. Qu'en ces temps difficiles, il faut encourager nos frères et nos soeurs agriculteurs.» Évidemment, la foule observe cette surprenante scène dont le but est de faire réfléchir les consommateurs indonésiens sur leurs propres achats.

«Le coeur du problème, c'est l'éducation, répète Maya Muchtar. Tu vois un reportage à la télé, un père qui pleure près de son fils affamé. Et le père raconte son histoire en fumant. D'où lui vient l'argent pour les cigarettes?»

Elle déplore que, actuellement, on construit plus de centres commerciaux que d'écoles dans le pays. Car s'il y a beaucoup de pauvreté, il y a aussi des Indonésiens très prospères. «C'est vrai que les gens d'affaires qui font de l'exportation alimentaire vont très bien, mais ils devraient avoir l'obligation morale de faire profiter la population de ce bien-être», dit-elle.

Un outil de développement

Dans l'est de l'île de Java, le discours est différent à propos des cultures d'exportation. On défend avec vigueur la culture du café parce qu'elle rapporte gros.

«Oui, on a préféré miser sur l'exportation», confirme Surip Mawardi, agronome au Centre indonésien de recherche sur le café et le cacao, lié au ministère de l'Agriculture.

Selon lui, le calcul est simple: «Mieux vaut faire pousser du café et importer nos aliments. Le café robusta rapporte trois fois et demie plus que le riz. Et le café arabica, de cinq à six fois plus. Le fermier est gagnant.»

Certains agriculteurs profitent effectivement de ce bal alimentaire.

À Sidomulyo, un village éloigné des centres urbains où pousse le café, les maisons sont propres et les gens mangent à leur faim. Il n'y a pas d'opulence : la nourriture est encore cuite sur feu de bois et les routes sont de terre. Mais la vie y est confortable. Les cultivateurs de café se sont regroupés en coopérative et ils sont très fiers, avec raison, de leurs plantations, dont une partie est maintenant certifiée équitable.

«Le café peut devenir un outil de développement pour des régions isolées», fait remarquer Surip Mawardi.

Ce qui est vrai, confirme Alain Olivier, professeur au département des sciences de l'agriculture et de l'alimentation de l'Université Laval, spécialiste du café.

«Plusieurs pays pauvres ont besoin de devises, explique-t-il. Ils ont besoin d'argent pour acheter des biens, et un des moyens d'y arriver, c'est la culture de matières premières comme le café et le cacao.»

Toutefois, l'échange a des effets pernicieux. «Oui, le café apporte de la richesse au pays, mais à une toute petite partie de la population», maintient Alun Evans, propriétaire des cafés Merdeka, une maison de torréfaction de café indonésien de spécialité. Ce dernier travaille directement avec les fermiers, précisément pour qu'ils puissent tirer un bon profit de leur récolte.

Selon lui, les Indonésiens ne peuvent pas produire leurs aliments au prix que leur sont vendues les denrées provenant de l'Occident. Et c'est ce qui a complètement déséquilibré le système agricole et alimentaire du pays.

Le prix des aliments a été maintenu artificiellement bas durant des années, explique aussi Alain Olivier. «Donc, on a défavorisé les productions vivrières et favorisé les importations alimentaires à bas prix, explique le professeur québécois. Tout cela a déstructuré l'agriculture. Ça été beaucoup encouragé

par les gouvernements, qui ont préféré investir dans des cultures à plus forte valeur monétaire, comme le café, plutôt que dans le maïs et le riz.»

Or, dans un cas d'urgence, les plantations de café ne sont d'aucune aide. «On ne peut pas remplacer des caféiers par des productions alimentaires», dit M. Olivier, selon qui il n'y a qu'une solution pour un pays comme l'Indonésie : «Il faut revaloriser l'agriculture.»

Et vite.

 

[INDONÉSIE]

1 kg de riz coûte entre 5000 et 6000 roupies - entre 53 et 63 cents - au marché public, selon la qualité du riz.

10 kg Pour obtenir des revenus, les paysans vendent 10 kg de bananes pour 30 cents.

1$ = 1kg de sucre de palme en vrac ou quatre petits poissons au marché public.

30% En mai 2008, le prix de l'essence à la pompe, a grimpé de 30%.

35% du budget gouvernemental indonésien est consacré aux subventions pour l'électricité et le carburant.

222 millions En 2006, l'Indonésie avait la quatrième population du monde avec ses 222 millions d'habitants.

1420$ par habitant C'est le revenu moyen national brut.

Espérance de vie Femmes, 69 ans Hommes, 66 ans

2$/jour 40% des Indonésiens vivent avec moins de 2$ par jour.

Soya Le prix du soya a doublé, au détail, en janvier 2008.

Grippe aviaire 113 personnes en sont mortes depuis cinq ans.

Selon le Programme alimentaire mondial, le taux de malnutrition atteint 40% dans certaines des 17 506 îles indonésiennes.

Sources : FAO, organisation des Nations unies pour l'agriculture et l'alimentation et Organisation mondiale de la santé, UNICEF.