Dans le «far west» d'Haïti, des habitants travaillent à la sueur de leur front en échange d'un sac de riz. Cela a des apparences de «travaux forcés». Mais dans une région aussi pauvre et inhospitalière, les ONG ne voient pas d'autre solution à court terme. À Port-au-Prince, aussi, les Haïtiens affamés ont une solution d'urgence: manger des galettes d'argile.

D'un air triste, Fonizia Ortélus regarde ses jumelles de deux ans couchées sur le sol en terre battue de sa maison. Les fillettes fixent le plafond en feuilles de bananier. Elles ont des gros ventres. Leur visage est émacié. «Grand goût», répète la maman en créole. La faim les tenaille.

 

Mme Ortélus vit avec son mari et ses six enfants dans une bicoque de deux pièces perchée dans les montagnes du nord-ouest d'Haïti. La région est surnommée le «far west». Ce sobriquet colle bien à la région la plus pauvre et la plus inhospitalière du petit pays des Antilles.

Les Casques bleus déployés ici utilisent un surnom encore plus dévastateur lorsqu'ils se retrouvent entre eux: «le trou de cul du monde».

Un sac de riz vide, sur lequel sont imprimés les mots PAM et CANADA en grosses lettres, traîne dans le fond de la bicoque des Ortélus. Pour obtenir un nouveau sac, la famille devra travailler. Dans le «far west», pas question de recevoir de la nourriture du Programme alimentaire mondial (PAM) sans le gagner à la sueur de son front.

Le PAM a confié la distribution de ses vivres à l'une des rares ONG installées sur place - l'Agro Action Allemande. Cette dernière y a implanté le concept «Travail contre nourriture».

Impossible de se promener sur les routes poussiéreuses de la région sans croiser une de ses équipes. Ici, 10 hommes, torse nu, le visage en sueur, creusent un canal. Là-bas, des femmes bouchent les nids-de-poule. Leur unique salaire: du riz, des pois, de l'huile et du sel pour survivre un mois.

Manque d'eau et de leaders

Le nord-ouest d'Haïti manque d'eau. La période de sécheresse dure de six à huit mois par année. Pendant ces longs mois où rien ne pousse, l'ONG allemande donne du travail à 21 000 des 25 000 familles de la région. Au total, 180 000 personnes y vivent.

«Ici, le premier problème c'est l'eau. Le second: l'absence d'autorité du gouvernement. Les ONG ont pris la place du gouvernement. Ce n'est peut-être pas correct, mais pour les gens, nous sommes les seuls à donner du travail», dit en français le coordonnateur l'Agro Action Allemande, Rainer Schmid.

Le programme «Travail contre nourriture» est une solution d'urgence, explique ce grand homme moustachu de 60 ans. À long terme, le «far west» a besoin de développement durable, croit-il.

Ce programme a des airs «de travaux forcés», admet le PAM. Mais ce n'est pas fait à la légère, explique sa coordonnatrice en Haïti, Myrta Kaulard. Avant de l'implanter, le PAM évalue la disponibilité des denrées et celle de l'argent dans un milieu précis. Sans ce complément alimentaire, une partie de la population souffrirait de malnutrition, indique-t-elle.

La nouvelle première ministre d'Haïti, Michèle Pierre-Louis, trouve cela «dur pour la dignité humaine». Mais attention avant de juger trop durement son pays, qui peine à se remettre de 30 ans de dictature suivis de 20 ans d'instabilité politique, avertit-elle. «C'est regrettable, oui, mais je suis certaine que des choses comme cela se sont déjà faites en Amérique du Nord et en Europe aussi à une autre époque», souligne-t-elle.

Pas Dieu, mais...

Le «far west» est souvent coupé du reste du pays. Les denrées y sont difficilement acheminées. Le réseau routier est en si mauvais état qu'une forte pluie paralyse la région pendant des semaines. De la capitale, Port-au-Prince, il faut rouler 14 heures, dont une grande partie sur une route de terre remplie de trous gros comme des cratères, pour atteindre Port-de-Paix, situé sur le bord de l'océan Atlantique.

Une rivière sépare cette ville importante du nord-ouest de Jean-Rabel. Mais aucun pont ne les relie. Les voitures doivent donc passer dans la rivière pour traverser. Dès que l'eau monte, Jean-Rabel est isolé.

Cet isolement donne un avantage à l'Agro Action Allemande, installé dans cette ville. «Je ne suis pas Dieu, mais je dois prendre en charge les gens. Je regarde le rendement agricole et je calcule combien de nourriture on doit donner pour ne pas déséquilibrer le marché local», explique son coordonnateur. Il n'aime pas quand d'autres ONG débarquent lors des urgences et déséquilibrent ses calculs.

Pour stimuler la production agricole, l'ONG allemande a fait construire des canaux d'irrigation dans quatre communautés reculées du «far west». Le Banc est l'une de celles-là. Dans ce village rural de 300 âmes, les canaux sont le seul signe de modernisme. Les ânes sont le principal moyen de transport.

Les maisonnettes en paille sont construites sur des pierres volcaniques. Avant la construction des canaux, il y a huit ans, seules des arachides poussaient ici. Aujourd'hui, Rodna Joseph, mère de trois enfants et enceinte jusqu'aux yeux, cultive des tomates, des oignons et du chou. «On fait pousser des légumes qu'on peut vendre au marché», souligne-t-elle, sourire aux lèvres. Son mari «travaille contre de la nourriture» entre deux récoltes.

Toutes les mères de la région n'ont pas la même chance que Rodna Joseph. Au centre médical de Pascatabois, situé à moins d'une heure à dos d'âne de Port-de-Paix, des mères viennent chaque semaine consulter avec leur enfant sous-alimenté dans les bras.

L'un des plus jeunes patients, Kevensley, a un an. Sa peau est décolorée. Ses muscles sont flasques. Son ventre est gonflé. Malgré son jeune âge, il en est à sa deuxième hospitalisation pour malnutrition. Sa mère, Adeline, l'a amené ici il y a huit mois. Dans le même état.

«On l'a renvoyé à la maison en santé. Cette semaine, il est revenu. Tant qu'il reste ici, on peut le sauver, mais chez lui, sa mère n'a rien à lui donner», indique avec émotion Anne-Marie Huishuizen, médecin des Pays-Bas et fondatrice du centre de santé.

La jeune mère de Kevensley est elle-même très maigre. Adeline a 18 ans et deux autres enfants à nourrir. Sans travail. Sans éducation. Au beau milieu du «far west» haïtien. Elle n'a même pas l'énergie de participer au programme «Travail contre nourriture».