Les services de renseignement occidentaux sont-ils dépassés par l'ampleur de la menace? Des experts croient qu'une réorientation est urgente et que cela doit passer par de meilleurs liens avec la communauté.

INÉDIT

Ray Boisvert, ex-numéro deux du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), aujourd'hui président de la société de gestion des risques i-secis

Du jamais vu en 30 ans.

C'est la façon dont Ray Boisvert décrit les défis que doivent relever les services du renseignement et de sécurité des pays occidentaux. «Cela fait 30 ans que je travaille dans le domaine du renseignement et je n'ai jamais connu une période où les menaces étaient plus difficiles et arrivaient plus rapidement qu'aujourd'hui.»

Les budgets des services du renseignement sont adéquats, dit-il. «Les ressources sont là. Or, le point commun de ces terroristes est leur motivation. Les tensions au Moyen-Orient les rendent prêts à tout. Si on réussit à faire des avancées politiques là-bas, on va réduire cette motivation.»

Dans le cas de l'attaque contre Charlie Hebdo, perpétrée par deux frères, la prévention était difficile, dit-il. «Pour eux, c'est très facile de communiquer sans éveiller les soupçons. Ce n'est pas un hasard. Ces gens-là savent comment passer entre les mailles du filet.»

Depuis peu, les services du renseignement sont aussi préoccupés par la crise en Urkaine et le retour des tensions avec la Russie. «Il faut maintenant jongler avec ces deux priorités. C'est difficile, mais ça peut et ça doit être fait.»

NORME

Wesley K. Wark, professeur au département d'histoire de l'Université de Toronto et spécialiste du renseignement

Les récentes attaques au Canada, en Australie et en France ne doivent pas être considérées comme «la nouvelle norme», explique Wesley K. Wark.

Les autorités travaillent en priorité à empêcher les attaques «organisées», celles où il y a un réseau, des achats d'armes, des sommes en jeu.

Les attaques menées par des acteurs isolés (lone wolf en anglais) sont plus difficiles à prévenir. «Dans ce cas, la question n'est pas de faire un travail traditionnel d'interception de communications et autres, mais plutôt d'avoir des liens avec la communauté pour être mis au courant. Avec toutes les ressources qui ont été mises à la disposition des services du renseignement ces dernières années, les attentes sont élevées.»

Avec l'émergence du groupe extrémiste État islamique, beaucoup de services de renseignement ont suivi le flot de jeunes hommes partis en Irak ou en Syrie, une tâche très complexe, dit-il.

«Peut-être qu'en se lançant dans cette entreprise, les autorités ont négligé l'aspect des complots et des attaques locales, menés par des individus isolés, comme ç'a été le cas au Canada et en Australie. Il faudra trouver un nouvel équilibre.»

STRATÉGIE

Michel Juneau-Katsuya, ex-officier de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et ex-cadre au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), aujourd'hui président de la société Northgate Group, qui lutte contre l'espionnage industriel

Pour se défendre contre les loups solitaires - prêts à abattre ou à prendre en otage n'importe quel citoyen, n'importe où -, il faut changer de stratégie, estime Michel Juneau-Katsuya. «Des centaines de jeunes sont de retour au Canada après être partis apprendre l'utilisation d'armes et d'explosifs, et ils sont trop nombreux pour qu'on puisse tous les surveiller en tout temps. D'autres se radicalisent dans l'intimité de leur sous-sol et ne sont sur l'écran radar de personne. C'est un type de menace très sournoise, qui peut éclater à tout moment.»

La solution: des campagnes de sensibilisation pressant les citoyens de dénoncer les comportements suspects. Le département américain de la Sécurité intérieure a lancé un programme du genre, If You See Something, Say Something, en 2010. Il a permis d'empêcher l'explosion d'une bombe à Time Square, un vendeur ayant alerté la police après avoir vu de la fumée s'échapper d'un camion.

Au Canada, les coupes du gouvernement Harper ont fait fondre de plusieurs milliers le nombre d'agents de lutte contre le terrorisme, évalue M. Katsuya. «Même sans coupes, on aurait été dépassés.» Cela dit, nuance-t-il, ces experts restent utiles pour enquêter sur les groupes et groupuscules. «Au Canada, plus de 25 personnes croupissent en tôle grâce à leur travail.»

POLITIQUE

Robert McFadden, vice-président senior de The Soufan Group à New York et ancien directeur adjoint de l'unité de contre-espionnage du Naval Criminal Investigative Service (NCIS)

Depuis le 11 septembre 2001, la réaction a surtout été de nature militaire, avec les actions des agences de renseignement et des forces de l'ordre, note Robert McFadden. «C'était une question de nécessité. Or, aujourd'hui, des progrès politiques doivent être faits en des endroits comme le Nigeria, l'Arabie saoudite, le Pakistan, l'Afghanistan, la Syrie, l'Irak.»

Le problème est celui des «jeunes hommes qui ne voient pas d'autres solutions pour réparer les torts que la philosophie salafiste extrémiste violente. Il faut offrir d'autres options que celles de vivre sous les ordres d'un tyran ou de prendre les armes. Chaque pays est différent. Il n'y a pas de réponse magique.»

Dans un monde idéal, des policiers pourraient suivre à la trace les gens soupçonnés d'être impliqués dans des activités violentes extrémistes dans les pays occidentaux.

«Dans les faits, ce n'est pas réaliste. En France, par exemple, environ 1000 citoyens sont partis rejoindre le groupe État islamique en Irak ou en Syrie. Rien que cet aspect - traquer qui part et qui revient, suive leurs mouvements, etc. - vous donne une idée des défis immenses que doivent relever les services de renseignement français.»