Le rôle présumé d'un djihadiste connu des autorités françaises dans l'attentat meurtrier contre Charlie Hebdo met en relief la difficile tâche des forces de sécurité chargées de juguler la menace terroriste.

Des experts consultés hier par La Presse soulignent qu'il est pratiquement impossible pour les agents luttant contre le phénomène dans l'Hexagone de tenir à l'oeil tous les individus susceptibles de passer à l'acte.

«En France, il y a des milliers d'individus qui ont une attitude potentiellement dangereuse et qui ont pu recevoir un entraînement... Le problème est si important que les ressources ne suffisent pas», note Lorne Dawson, professeur de sociologie de l'Université de Waterloo, qui chapeaute un important centre d'étude canadien du terrorisme.

Même son de cloche de la part d'Éric Denécé, qui dirige le Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), à Paris. «J'estime qu'il y a de 1500 à 2000 terroristes potentiels. Pour les surveiller tous, il faudrait de 8 à 10 personnes par individu. Ce n'est pas possible», souligne-t-il.

Liste de priorités

En l'absence d'effectifs suffisants, les autorités doivent établir des listes de priorités où les individus sont classés en fonction de leur degré de dangerosité apparent et surveillés en conséquence.

Ces listes, dit M. Denécé, évoluent en fonction du comportement des suspects et des informations colligées par les forces de sécurité.

Selon lui, les djihadistes les plus habiles tiennent compte du modus operandi des forces de sécurité et se comportent de manière à ne pas attirer l'attention jusqu'au jour où ils choisissent de passer à l'acte.

Le stratagème peut notamment être utilisé par de jeunes Français qui rentrent au pays après avoir combattu en Irak ou encore en Syrie auprès de groupes islamiques radicaux.

«Lorsqu'ils reviennent, ils ont normalement droit à une sérieuse discussion avec les autorités. S'ils n'ont pas commis de crime et qu'ils se tiennent tranquilles par la suite, on ne peut pas les mettre en prison. À moins d'un incident, la surveillance finit par se relâcher», indique M. Denécé.

M. Dawson note que les forces policières canadiennes adoptent la même stratégie. «C'est une préoccupation constante en raison du manque de ressources. Les responsables que je rencontre disent qu'ils doivent réussir à déterminer qui sont les gens les plus dangereux. Régulièrement, certains individus sont ajoutés à la liste, d'autres retirés», relève-t-il.

Surveillance passée

Hier, le ministre de l'Intérieur français, Bernard Cazeneuve, a déclaré que les frères Chérif et Saïd Kouachi, au coeur de l'attentat contre Charlie Hebdo, «avaient fait l'objet de surveillance par le passé», mais qu'ils n'étaient pas soumis à une procédure judiciaire au moment de passer à l'acte.

L'homme politique, cité par l'Agence France-Presse, a précisé qu'il n'y avait pas d'éléments les concernant «témoignant de l'imminence d'un attentat».

Chérif Kouachi, qui est âgé de 32 ans, avait déjà été condamné à une peine de prison en raison de son rôle dans une filière visant à envoyer des combattants français en Irak. Il a aussi été poursuivi relativement à la tentative d'évasion d'un intégriste connu, Djamal Beghal.

Lorne Dawson, qui étudie les mécanismes de radicalisation, estime que l'ampleur du défi auquel fait face la France découle notamment de la situation difficile de la communauté musulmane du pays, l'une des plus importantes d'Europe.

Les immigrants de seconde génération, note le chercheur, peinent à s'intégrer et acquièrent un sentiment d'aliénation qui pousse un nombre important d'entre eux «à se tourner vers une nouvelle forme de fondamentalisme islamique» pour des raisons identitaires.

Le nombre proportionnellement élevé de détenus musulmans dans les prisons françaises, où le radicalisme islamique est répandu, exacerbe les risques, ajoute M. Lawson. Selon les autorités françaises, c'est en prison que Chérif Kouachi serait tombé sous l'influence de Djamal Beghal.

Même si l'émotion est vive après l'attentat contre Charlie Hebdo, Éric Denécé, du CF2R, juge que le bilan de la lutte antiterroriste en France demeure largement positif.

Malgré l'importance des risques, souligne-t-il, moins d'une trentaine de Français ont été tués par des terroristes islamiques depuis les attentats du 11 septembre 2001 et des dizaines de projets d'attentats ont été déjoués par les autorités.

«Le système marche, mais il y a malheureusement des individus qui sont passés à travers les mailles», souligne M. Denécé.