« Inéluctablement, demain, après-demain, dans quelques semaines, nous allons donc connaître en France le même sort que les Russes dans le Sinaï », écrivait le 5 novembre, après l'annonce du déploiement d'un porte-avions français en appui aux bombardements en Syrie, directeur de recherche à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman d'Aix-en-Provence, François Burgat. La Presse s'est entretenue avec lui, hier.

Vous êtes de ceux qui disent qu'un tel attentat était prévisible, que la France est la cible numéro un du groupe armé État islamique (EI). Pourquoi ?

La France est en effet en première ligne des pays européens engagés militairement contre l'État islamique. Elle est sans doute par ailleurs le pays dont le tissu du « vivre-ensemble » avec ses musulmans a les plus gros accrocs. Ce déficit citoyen entre enfin en résonance avec une fracture coloniale, sans équivalent dans le reste de l'Europe, que la France n'a, à ce jour, pas encore réussi à refermer.

Estimez-vous qu'il faut renoncer à faire la lutte à l'EI au Proche-Orient, comme le nouveau premier ministre canadien semble vouloir le faire ?

Je pense assurément que l'engagement militaire contre l'EI n'aurait jamais dû être notre priorité. Nous devrions plus utilement accompagner une transition politique qui ne peut avoir de sens si Bachar al-Assad reste en activité. La crise s'est considérablement complexifiée depuis que nous avons laissé la Russie s'engager militairement sans limite dans le soutien de son allié.

Si tout le monde se retire d'Irak et de Syrie, comment, alors, éradiquer l'EI, qui terrorise les populations locales ?

Les populations locales ne sont pas seulement terrorisées par l'EI. Depuis près de quatre ans, elles sont surtout éliminées physiquement, par dizaines de milliers, par le régime syrien, à coups de barils d'explosifs lâchés sur les zones résidentielles. La liste des horreurs commises par le régime est incommensurablement plus longue que celles qui sont attribuées à l'EI, si condamnables que soient celles-ci. Dès lors, toute intervention de notre part devrait rétablir la hiérarchie des priorités...

Comment les États peuvent-ils se prémunir contre cette nouvelle forme de terrorisme, que nous avons vu à Paris ?

Les mesures sécuritaires en tous genres doivent bien sûr jouer leur rôle. Mais elles ne sauraient se substituer à une réaction plus politique que répressive. Cette réflexion doit s'organiser autour de deux axes : il faut d'une part améliorer substantiellement la représentation politique des musulmans de France. Sans attendre d'hypothétiques performances de la représentation parlementaire, cela pourrait se faire très vite si les grands médias équilibraient un tout petit peu mieux la prise en compte des attentes des différentes composantes religieuses du tissu national. Cela impliquerait aussi que notre ligne d'action dans le conflit israélo-arabe soit un peu moins unilatérale. Que nous ne soyons pas, par exemple, le seul pays à pénaliser le boycottage des produits en provenance d'Israël. Ou encore que nous cessions de taxer d'antisémitisme les participants aux protestations parfaitement compréhensibles que suscitent les débordements répressifs de l'État hébreu à Gaza, etc.

Comment, dans ce contexte, résister à la tentation d'un État policier, comme la France l'a fait jusqu'à maintenant ?

Il y a de toute évidence un défi à relever : faire mieux que les États-Unis au lendemain de « leur » 11-Septembre. Pour nous y aider, il suffit d'avoir présent à l'esprit que les gains possibles de la suspicion policière se paieront inévitablement par de nouvelles déchirures du tissu citoyen, celles-là mêmes où prennent naissance aujourd'hui les pires dérives radicales.

Vous disiez récemment craindre qu'un attentat comme celui-là ne fasse sauter « les derniers barrages qui contiennent les torrents de la haine sectaire qui, déjà, ronge la République ». Qu'est-ce que vous anticipez ?

La stigmatisation rampante des musulmans, cancer de la vie politique hexagonale, qui s'est manifestée entre autres, depuis plus de deux décennies, autour des innombrables affaires de voile risque de connaître de nouvelles expressions. Des hommes politiques parfaitement respectables ont déjà rêvé à voix haute d'un Guantánamo français où seraient détenus les 4000 citoyens repérés comme potentiellement sensibles aux sirènes de la radicalisation. Je crains que ce ne soit là qu'un début. Ces attentats risquent de donner au Front national les derniers milliers de voix qui lui faisaient encore défaut.