L'histoire a été racontée 1000 fois, en mots et en images. Mais un simple objet, vestige du drame, porte une charge émotive inégalée.

Dans les coulisses du Musée national d'histoire américaine, au coeur de la capitale, le conservateur Cedric Yeh pousse la porte d'un local d'entreposage.

«Nous y voici.»

Il soulève délicatement un papier de soie blanc qui recouvre une boîte. À l'intérieur, des dizaines de ceintures de sécurité effilochées, déchirées, pleines de boue séchée, les boucles tordues et noircies. Ce sont celles que portaient les passagers du vol 93 qui s'est écrasé dans un champ de Shankville, en Pennsylvanie, le 11 septembre 2001.

Silence.

Il n'y a rien à ajouter.

Cedric Yeh replace le papier sur la boîte.

L'histoire a été racontée 1000 fois, en mots et en images. Mais un simple objet, vestige du drame, porte une charge émotive inégalée. «Ce sont des objets auxquels on ne fait pas attention tellement ils font partie de nos vies, observe M. Yeh. Mais les voir comme ça, brisés et sales, montre la destruction à laquelle ils ont été soumis.» Et laisse en suspens une question lancinante : pourquoi?

Dans les salles du Musée national d'histoire américaine se trouvent quelque 300 objets collectés dans les semaines qui ont suivi l'attentat par des conservateurs encore incertains de leur valeur historique. En décembre 2001, le gouvernement américain a demandé au musée de documenter les attentats pour la postérité. Ses conservateurs, habitués jusque-là à rechercher des objets qui témoignaient du passé, ont été plongés dans le présent et l'avenir.

Car si les conservateurs de 2001 ignoraient quels objets seraient les plus symboliques, ils ne doutaient pas que leurs successeurs, eux, sauraient.

«Les musées parlent à travers les objets, des objets qui vont survivre beaucoup plus longtemps que l'exposition», a dit à La Presse, en 2003, le regretté conservateur David Shayt, l'un de ceux qui ont le plus contribué à étoffer la collection du 11-Septembre. «Ces objets seront encore là dans 600 ou 800 ans pour raconter leur histoire. Nous n'avons peut-être pas besoin d'eux en ce moment pour nous souvenir de la tragédie, mais qu'en sera-t-il dans 300 ans? Il est important pour nous d'avoir la preuve, de pouvoir dire que c'est réellement arrivé.»

Le temps qui s'arrête

Cedric Yeh poursuit sa tournée. Du lieu de l'écrasement du vol 93, ses collègues ont rapporté du métal tordu du fuselage aux couleurs de United Airlines, le réservoir à eau chaude de la cuisine, le loquet d'une porte de toilettes. Tous soigneusement étiquetés, tous rangés dans une petite boîte et protégés de la lumière.

Dans une autre salle, M. Yeh a exposé sur une table les objets liés aux deux autres lieux des attentats. Une carte postale envoyée de l'aéroport de Washington par une famille qui est montée dans le vol 77 d'American Airlines, qui s'est écrasé sur le Pentagone. Le porte-documents poussiéreux d'une survivante du World Trade Center. Une distributrice de bonbons noircie appartenant à un employé du Pentagone, dans laquelle il y a encore des bonbons.

La vie, tout simplement, qui s'est arrêtée un mardi matin en Amérique. Et c'est précisément ce que les conservateurs ont voulu documenter pour la postérité.

«Le musée n'a pas collecté d'objets liés aux terroristes», dit Cedric Yeh. Mais il n'exclut pas que des objets plus «controversés», comme les deux passeports toujours entre les mains du FBI, fassent un jour partie de la collection.

En attendant, les objets du 11-Septembre patientent dans les chambres fortes du musée avant de pouvoir raconter leur histoire à des générations qui n'auront pas vécu cet épisode. Après une exposition itinérante sur le 11-Septembre présentée entre 2004 et 2006, seuls quelques objets, dont un morceau de poutre tordu du World Trade Center, ont décroché une place dans l'exposition permanente du musée.

Autrement, la majeure partie de la collection restera dans l'ombre. Et c'est très bien comme ça, croient les conservateurs. La portée historique, la valeur de ces objets ne seront peut-être pas comprises avant encore plusieurs décennies. Quand l'institution a hérité du haut-de-forme que portait le président Lincoln le soir de son assassinat, en 1865, les conservateurs, épouvantés, ont préféré le garder dans les chambres fortes. Plusieurs années se sont écoulées avant que le chapeau ne fasse partie des joyaux admirés par les visiteurs.

«L'histoire vit et évolue, dit la responsable du volet éducatif du musée, Carrie Kotcho. Notre compréhension change, et ce n'est pas du révisionnisme, seulement un manque de perspective.»

Dix ans, pour les historiens, c'est encore trop court.