Sa mère l'attendait dans le corridor. Juliette Candela s'en souvient. Elle se rappelle surtout son visage. Rouge. D'un rouge suspect.

C'était le 11 septembre 2001. Juliette, qui a 16 ans aujourd'hui, en avait 6 à l'époque, presque 7. En plein milieu du cours d'éducation physique, son professeur lui a demandé de sortir de la classe. Sa vie venait de basculer, mais elle ne le savait pas encore.

«Mais pourquoi dois-je partir? J'aime la gym!»

Le professeur a insisté. La petite fille rousse aux doux yeux noisette l'a suivi. Elle a vu sa mère. Et ce visage rouge tragédie. Elle se rappelle ses paroles: «Juliette, quelque chose est arrivé à papa aujourd'hui. Nous allons rentrer à la maison et prier.»

Ce soir-là, John A. Candela, 42 ans, n'était pas à bord du train qui le ramenait tous les soirs de Manhattan. Plus jamais il n'a embrassé sa femme, Elizabeth, et ses enfants, Juliette et John. Plus jamais Juliette n'a pu se lover dans ses bras pour s'endormir ni le taquiner parce qu'il ronflait.

Courtier chez Cantor Fitzgerald, au 104e étage de la tour nord du World Trade Center, John A. Candela fait partie des victimes des attaques terroristes du 11 septembre. Parmi elles, des pères et des mères qui ont laissé derrière eux quelque 3000 orphelins de moins de 18 ans.

C'est pour venir en aide à ces enfants que Tuesday's Children a été créé. L'organisme à but non lucratif veut permettre aux orphelins du 11-Septembre de mieux vivre leur deuil et, ultimement, de construire un monde meilleur.

Dix ans après les attentats de 2001, ces enfants ont encore besoin de soutien, parfois même plus qu'avant, constate Kathy Murphy, responsable des programmes familiaux de Tuesday's Children. «Avec le temps, il y a de moins en moins de gens à qui ils peuvent raconter leur histoire. Leurs amis, s'ils le savent, ne veulent plus en entendre parler. Et ils ne veulent pas en parler à la maison de peur d'attrister le parent qui leur reste.»

C'est en pensant à eux que Tuesday's Children a mis sur pied le projet international Common Bond, un camp d'été qui réunit des adolescents d'une douzaine de pays. Tous ont perdu un membre de leur famille dans un acte terroriste. Qu'ils soient de Palestine ou d'Israël, d'Espagne ou d'Irlande du Nord, ils ont tous tutoyé l'horreur et la douleur. La dernière chose qu'ils veulent, c'est de s'y complaire. Ce qui ne signifie pas qu'ils n'ont plus besoin d'en parler. Le fait de pouvoir le faire avec des jeunes qui ont vécu le même genre de tragédie a un effet thérapeutique. «Un lien immédiat se crée, note Kathy Murphy. Personne ne danse autour de l'éléphant dans la pièce.»

«Toutes les morts sont des tragédies. Mais quand il s'agit de terrorisme, c'est différent», me dit Juliette, dont le regard s'illumine quand elle parle du projet Common Bond. Elle a maintenant en Argentine et en Espagne des amis qui ont vécu ce qu'elle a vécu. Des amis qu'elle n'hésite pas à appeler quand elle a envie de pleurer.

Ces liens sont d'autant plus précieux que, en vieillissant, les enfants du 11-Septembre doivent traverser de nouvelles étapes de leur deuil, explique Kathy Murphy. «Ce qu'un enfant comprend à 4, 5 ou 6 ans est très différent de ce qu'il comprend à 16, 17 ou 18 ans. Nous avons encore beaucoup d'appels de parents dont l'adolescent finit par dire: Je pense que je dois en parler avec quelqu'un.»

Pour Juliette, plus rien n'est pareil depuis ce jour où elle a vu le visage défait de sa mère dans le corridor de l'école. Elle se rappelle son septième anniversaire, le 15 septembre 2001. Elle était sur la terrasse de leur maison de Glen Ridge, dans le New Jersey. Elle a levé les yeux au ciel. Elle a vu un avion qui laissait derrière lui un ruban de fumée blanche. Elle a demandé à son oncle: «Est-ce que mon père va revenir à la maison?

Non, Juliette.

As-tu vérifié dans tous les hôpitaux, même à Oklahoma?

Oui, Juliette. Je ne crois pas qu'il va revenir.»

Ce jour-là, même si elle n'a pas tout compris, elle a su qu'il ne fallait plus attendre son père. Tous les soirs, elle dormait enveloppée dans une de ses chemises, serrant contre elle l'ourson Winnie the Pooh qu'il lui avait offert à sa naissance. Dix ans plus tard, ses deux chemises préférées sont usées à la corde. Elle les garde dans un tiroir de sa chambre. Quant à l'ourson, elle ne voit pas le jour où elle pourra s'en séparer.

«En grandissant, on passe au travers du deuil encore et encore et encore... Ça ne disparaîtra jamais», dit-elle, assise dans le solarium de la maison familiale. Elle me montre des photos de son père qui trônent dans le salon. Il ne se passe pas une journée sans qu'elle pense à lui. Sur l'une d'elles, on le voit torse nu, le sourire fendu jusqu'aux oreilles, visiblement heureux. «J'adore cette photo. C'était le matin de son mariage.» C'est cette photo que son frère et elle ont choisie pour le musée commémoratif qui sera inauguré le 11septembre prochain à Ground Zero. Juliette, qui fait partie de la chorale de Tuesday's Children, y chantera.

Dans le jardin de la maison familiale, un étang sert de mémorial. Des clapotis éclaboussent le silence. Chaque année, le jour de l'anniversaire de John A. Candela, la famille ajoute un poisson ou une plante. Autour de l'étang, un tapis de myosotis. «On appelle ces fleurs «ne m'oubliez pas», précise Elizabeth Candela. Dans ses yeux de survivante, dans sa voix qui tremble encore, c'est clair: 10 ans ont passé, mais elle n'a pas oublié. Tout lui rappelle l'absence. Elle se rappelle à quel point son mari aimait la musique quand elle entend chanter sa pétillante Juliette. Elle reconnaît ses gestes dans ceux de son fils de 14ans, qui lui ressemble tant. «Il parle peu du 11septembre, mais il y pense tout le temps.»

Juliette, plus extravertie, en parle un peu plus, mais elle a du mal à tenir les bons souvenirs à l'écart de la tragédie. Quand elle pense à ces moments de grâce où toute la famille se collait dans le grand lit, à ces nuits où elle se réfugiait dans les bras de son père et le grondait tendrement parce qu'il ronflait, elle a un pincement au coeur. «C'est ridicule, je sais, mais je me dis: pourquoi ne l'ai-je pas laissé ronfler?»

Guidée par sa mère, qui s'est tenue digne et droite dans l'horreur, Juliette ne se laisse pas abattre par sa douleur. «Quand ces images deviennent envahissantes, il faut ravaler cette boule que l'on a en travers de la gorge et continuer à avancer», dit-elle. Tuesday's Children l'a beaucoup aidée en ce sens. L'hiver dernier, dans le cadre d'un programme appelé Helping Heals, elle est allée avec un groupe d'adolescents aider des sinistrés de l'ouragan Katrina à reconstruire leur maison. Une façon de cicatriser ses propres plaies.

Au-delà de l'effet thérapeutique, Tuesday's Children souhaite pousser des jeunes à oser créer ce monde de paix dont ils rêvent. Dans le cadre du projet Common Bond, des adolescents dont la vie a été bouleversée par le terrorisme suivent un programme de résolution de conflits mis au point par la faculté de droit de l'Université Harvard. Ils apprennent à être autre chose que des victimes en colère. À croire que l'espoir peut aussi jaillir des cendres.

Malgré la douleur qui ne s'efface pas, Juliette y croit. «Je vis en me disant que, si mon père était là, il serait fier de moi.»