Dans la nuit du 26 avril 1986, le coeur du réacteur numéro quatre de la centrale de Tchernobyl, en Ukraine soviétique, explosait. Durant près de deux semaines, les débris en fusion du réacteur ont émis un nuage radioactif qui s'est répandu sur toute l'Europe. Vingt-cinq ans plus tard, alors que l'accident à la centrale japonaise de Fukushima ravive les craintes à l'égard de l'énergie nucléaire, notre collaborateur a rencontré des survivants de la pire catastrophe nucléaire de l'histoire.

«Personne ne comprend mieux les Japonais que nous, les Tchernobyliens.» Calés dans le divan de leur modeste appartement de la banlieue de Kiev, Lioudmila et Anatoly Vinokour suivent attentivement l'évolution de la situation à la centrale nucléaire de Fukushima.

Tout comme leurs voisins. À Troïechtchina, quartier où habite le couple dans la soixantaine et quelque 20 000 autres déplacés de Tchernobyl, une collecte de fonds a même été lancée pour les résidants de Fukushima. Une collecte qui demeurera surtout symbolique, considérant que le salaire moyen en Ukraine n'est que de 275$ par mois, soit 13 fois moins qu'au Japon.

Mais les Tchernobyliens voulaient avant tout démontrer leur solidarité. C'est que pour eux, les mots «becquerels» et «irradiation» que répètent sans cesse les présentateurs télé ces jours-ci ne sont pas des abstractions, mais des cicatrices sur leur corps et dans leur esprit.

Comme plusieurs irradiés, Lioudmila a dû subir l'ablation de la glande thyroïde, une opération que trahit la balafre bien visible sur sa gorge. Les sarcomes qui ne cessent d'apparaître sur le corps de son mari sont aussi liés à l'accident, qui a affaibli son système immunitaire.

En fait, Tchernobyl a littéralement métamorphosé Anatoly: ses chromosomes ont subi une mutation en raison de la forte dose de radiation qu'il a reçue. Et pourtant, il n'est resté que quelques minutes à proximité du réacteur numéro quatre.

Un goût métallique

Dans la nuit du 26 avril 1986, Anatoly travaillait comme chauffeur d'ambulance. Dans les instants qui ont suivi l'accident, il s'est rendu sur les lieux. «Une courte flamme sortait du réacteur. La poussière de graphite qui s'échappait créait un brouillard devant la lune», se rappelle-t-il. «Lorsque nous sommes repartis avec le premier blessé, j'ai senti dans ma bouche un goût métallique. J'ai tout de suite compris ce que ça signifiait: l'explosion était nucléaire.»

Contrevenant à l'ordre de ses supérieurs, entre deux allers-retours à la centrale, Anatoly a appelé sa femme en plein milieu de la nuit. «Je lui ai dit de fermer les fenêtres et de ne pas laisser sortir les enfants, puis j'ai raccroché et suis retourné faire mon travail.»

Au petit matin, Lioudmila s'est rendue au poste ambulancier pour apporter des vêtements propres à son mari. En ce beau samedi, elle est ensuite allée faire des courses et se balader au grand air, comme la plupart des habitants de Pripiat, ville située à moins de deux kilomètres de la centrale.

Ce n'est que le lendemain de l'accident que les Vinokour et les 50 000 autres habitants de Pripiat ont été évacués prétendument «pour deux ou trois jours», sans pouvoir prendre avec eux leurs effets personnels.

Lioudmila n'a jamais revu son appartement. Anatoly y est quant à lui retourné une seule fois, l'année suivante. «Je me suis assis, j'ai fumé une cigarette, puis je suis reparti. La seule chose que j'ai ramenée avec moi, c'est mon fusil de chasse, puisqu'il était enregistré.»

Deux jours après l'explosion, pris de nausées incessantes, le teint grisâtre et la poitrine noircie, Anatoly a été conduit dans un hôpital de la région, puis vite transféré à Moscou. Il a passé deux mois dans la clinique numéro six de la capitale soviétique, où étaient traités les cas d'irradiation les plus lourds. Puis au retour... il a recommencé à travailler à Tchernobyl. «Il fallait bien travailler pour nourrir ma famille», justifie Anatoly, qui a finalement été reconnu comme invalide en 1992.

Sauver le monde

Lioudmila a longtemps reproché à son mari d'avoir risqué sa vie le soir du 26 avril, comme quelque 800 000 autres «liquidateurs», ces soldats, employés de la centrale et autres spécialistes qui ont trimé durant des mois pour éteindre l'incendie et enfermer les débris radioactifs sous un sarcophage. «Nous en rions aujourd'hui, mais ce qu'il m'a répondu à ce moment-là, c'est que c'était son devoir et que la patrie prendrait soin de nous par la suite.»

Ce dont ils rient, c'est de leur naïveté. La principale préoccupation du pouvoir soviétique à l'époque n'était pas de protéger ses citoyens, mais de cacher la gravité de l'accident au pays et au reste du monde.

Les Vinokour ont bien reçu un appartement dans la banlieue de Kiev en guise de compensation pour celui de Pripiat, mais pour le reste, leurs illusions se sont rapidement dissipées.

La maigre pension d'invalidité qu'ils reçoivent chaque mois leur permet à peine de payer leurs frais fixes. Les médicaments censés être pris en charge par l'État ne le sont que d'une façon intermittente. «Les lois qui ont été établies (pour aider les victimes) sont bonnes. Mais elles n'ont tout simplement jamais été appliquées», constate Anatoly.

«Les fonds alloués pour soigner les Tchernobyliens ont été divisés par huit au cours des dernières années, pour atteindre l'équivalent de 0,25$ par personne par année!» s'insurge ainsi Iouri Andreïev, président de l'Union Tchernobyl. Cet organisme a un but précis: «défendre les victimes de Tchernobyl contre l'État ukrainien.»

Selon M. Andreïev, les gouvernements soviétiques et ukrainiens successifs ont avant tout cherché à diminuer l'ampleur des conséquences de la catastrophe, auxquelles l'État doit encore aujourd'hui consacrer 5% de son budget annuel.

Malgré tout, ni M. Andreïev, ingénieur à la centrale à l'époque, ni Anatoly Vinokour ne regrettent d'avoir mis leur santé en péril pour empêcher une catastrophe encore pire.

«Nous étions des kamikazes volontaires, explique Anatoly. Nous étions tout à fait libres de ne pas y aller. Mais il fallait y aller pour sauver les gens.» Pour sauver le monde.