L'organisation islamiste des Frères musulmans est interdite en Égypte depuis 1954. Paradoxalement, il s'agit aujourd'hui du seul mouvement d'opposition politique crédible au pays. Pour cette confrérie controversée, mais aujourd'hui tolérée, «l'islam est la solution». Faut-il en avoir peur? Notre journaliste a posé la question à l'un de ses ténors.

L'allée qui conduit à l'immeuble où se trouve le bureau de Mohamed Beltagy est bordée d'ordures. À droite, on y trouve ce qui se veut un croisement entre un stationnement et un cimetière de voitures. À gauche, un parc d'attractions improvisé au milieu d'un terrain vague. Les quelques manèges semblent sortis tout droit des années 70.

 

 

Les immeubles des environs? Des blocs de béton poussiéreux de moins d'une dizaine d'étages, auxquels le crépuscule donne un air glauque. Seuls des vendeurs de fruits, avec des étals remplis de bananes mûres installés en bordure de la route, mettent un peu de couleur dans ce quartier populaire où la pauvreté est flagrante.

Dans cette circonscription, située à une quinzaine de minutes du centre du Caire, les Frères musulmans règnent en maîtres. Leur candidat, Mohamed Beltagy, a triomphé lors des dernières élections législatives, en 2005. Il est aujourd'hui secrétaire général de leur groupe parlementaire.

À l'époque, il a récolté 13 700 voix. Le candidat du parti au pouvoir (PND) en avait obtenu seulement 4000 (notons qu'il y a plus d'un million de citoyens dans la circonscription, ce qui en dit long sur le taux de participation).

Freiner les Frères

Le parti du président Hosni Moubarak a appris la leçon. Cette année, il semble déterminé à empêcher Mohamed Beltagy de répéter son exploit. Et à juguler la popularité de la confrérie des Frères musulmans au grand complet. Celle-ci avait fait une percée exceptionnelle en faisant élire 88 députés sur 454 au Parlement il y a cinq ans.

C'est ce que Mohamed Beltagy nous explique lorsqu'on le rencontre dans son cabinet de médecin. Il continue à consacrer plusieurs heures chaque semaine à ses patients. Dans la salle d'attente aux murs d'un vert à la fois délavé et encrassé, une mère voilée des pieds à la tête attend avec ses deux jeunes fils malades.

Le député-docteur, pour sa part, est un homme résolument moderne. Il est vêtu d'un complet bleu et d'une cravate rouge. Il utilise un téléphone intelligent et nous suggère de consulter sa page Facebook. Seul signe apparent de piété: sa zebiba. Une petite bosse bleutée au milieu de son front. Elle prouve qu'il s'est prosterné avec ferveur pendant de nombreuses années à l'heure de la prière.

«Dans la situation actuelle, c'est impossible pour moi de gagner, affirme le politicien. Je n'ai pas besoin d'élections libres à 100% pour gagner. Je vais y arriver même si elles ne sont libres qu'à 50%. Mais si elles sont truquées comme l'étaient celles de la Choura il y a quatre mois, je n'ai aucune chance», ajoute-t-il.

En juin, lors des élections à la Choura, la Chambre haute du Parlement, 80 des 88 sièges ont été raflés par le parti de Hosni Moubarak. Aucun des candidats soutenus par les Frères musulmans n'a remporté la victoire.

Chasse aux sorcières?

Mohamed Beltagy nous invite à le suivre jusqu'à la fenêtre. Il désigne l'immeuble en construction de l'autre côté de la rue. Une dizaine de ses rivaux y ont posé des banderoles.

«Elles sont là depuis quatre mois», dénonce-t-il. Or, le gouvernement n'autorisera la publicité électorale qu'après le début officiel de la campagne, dans quelques jours. Les autorités tolèrent les affiches de ses adversaires. Mais lorsqu'il tente lui-même d'en poser, on les retire aussitôt.

Ce n'est pas tout. Récemment, sept de ses partisans ont été arrêtés arbitrairement. Les autorités ont par ailleurs prévenu les propriétaires des cafés de sa circonscription: s'ils le laissent y pénétrer pour faire campagne, ils seront forcés de fermer leur portes.

Dans d'autres circonscriptions, plusieurs militants du mouvement et au moins trois candidats ont été arrêtés depuis le début du mois de novembre.

Précisons que les Frères musulmans sont officiellement interdits en Égypte. Mais dans les faits, on les tolère. Leurs membres peuvent faire de la politique s'ils s'enregistrent comme des candidats indépendants.

Mohamed Beltagy se défend des accusations de radicalisme. Il accuse le régime égyptien de faire une chasse aux sorcières. «Ils tentent de faire peur à l'Occident. Ils le font intentionnellement», dit-il. Ce qui permet selon lui au gouvernement de justifier que l'on «n'implante pas complètement un État démocratique».

Obscénités et censure

Gamal Abdel Gawad, à la tête du Centre d'études stratégiques et politiques Al Ahram (proche du pouvoir), est l'un de ceux qui se méfient des Frères musulmans. Bien sûr, le mouvement compte des politiciens modérés comme Mohamed Beltagy. Mais il est aussi un nid d'intégristes, estime-t-il.

Des radicaux qui désirent entre autres «limiter la liberté d'expression» en Égypte. À preuve leur campagne, au Parlement, pour interdire une récente version des 1001 nuits. «Ils affirmaient que le livre renferme trop d'obscénités», dit-il au sujet du parti dont le programme politique s'intitule: «L'islam est la solution.»

«Il est difficile de savoir s'ils sont sincères lorsqu'ils parlent de démocratie. Ils sont encore très attachés à cette ancienne interprétation selon laquelle l'islam n'est pas compatible avec la démocratie», ajoute Gamal Abdel Gawad.

Selon cet expert, on a raison de s'inquiéter d'une victoire électorale éventuelle des Frères musulmans en Égypte. «Je pense que ce serait tout sauf une tournure des événements positive, dit-il. À en juger par ce qui s'est passé à Gaza. Ou au Soudan depuis que les Frères musulmans ont pris le pouvoir par la force en 1989.»

134

Les Frères musulmans vont présenter des candidats pour 134 des 508 sièges en jeu ce mois-ci.