La Belgique est confrontée à une nouvelle crise politique qui ramène sur le tapis l'hypothèse d'un éclatement du pays. À la veille de nouvelles élections législatives, notre correspondant Marc Thibodeau s'est rendu en périphérie de Bruxelles, une zone où les tensions linguistiques sont aussi vives que menaçantes pour l'avenir de la nation.

Damien Thiéry a été nommé maire à trois reprises par les membres du conseil communal de Linkebeek, village paisible de 5000 personnes en périphérie de Bruxelles. Il n'est cependant toujours pas officiellement en poste.

Le politicien francophone est à couteaux tirés depuis des années avec le gouvernement régional flamand et son ministre de l'Intérieur, Geert Bourgeois, qui est responsable du blocage. Cet élu refuse d'officialiser la décision du conseil sous prétexte que la commune avait envoyé des convocations de vote en français aux résidants francophones lors du scrutin remporté par la liste de M. Thiéry.

«Le ministre prétend que les convocations devaient d'abord être envoyées en néerlandais à tout le monde mais ce n'est pas ce que la loi fédérale prévoit», souligne le maire (qu'on qualifie de bourgmestre, en Belgique) «non nommé».

Damien Thiéry, qui maîtrise le néerlandais, a décidé de récidiver pour les élections législatives de demain en envoyant encore une fois les convocations de vote aux résidants de la commune dans leur langue d'origine.

«Je ne pourrais pas dormir si je me pliais aux lois de l'impérialisme flamand», souligne M. Thiéry, qui doit tenir les réunions du conseil communal en néerlandais même si 13 des 15 élus sont francophones et ne maîtrisent pas tous très bien cette langue. Et que les francophones sont largement majoritaires dans son village.

Politiciens montrés du doigt

Linkebeek, qui se trouve en région flamande, est considéré comme une «commune à facilités» et peut, à ce titre, offrir la plupart de ses services à ses citoyens dans les deux langues. Mais ce droit est menacé, souligne l'élu, qui dénonce les pressions exercées par les élus nationalistes flamands.

La population locale, dit M. Thiéry, s'accommode fort bien du bilinguisme qu'il préconise et ne voit aucune nécessité d'imposer l'usage inconditionnel du néerlandais.

«Les politiciens veulent qu'on se définisse comme néerlandophone ou francophone alors que nous sommes belges avant tout... C'est tellement bête de faire une distinction entre les langues», souligne Patricia Dierckx, 48 ans, qui se décrit comme une francophone ayant une mère néerlandophone et une fille «plutôt» néerlandophone.

«Les tensions sont d'abord et avant tout l'affaire des politiciens. Certains en ont fait leur fond de commerce», souligne Silber Schmidt, propriétaire d'une populaire librairie baptisée Once Upon a Time au coeur de Linkebeek. Le recours à un nom anglais, dit-il, se voulait un sympathique «clin d'oeil» à la question linguistique belge.

Sophie, francophone qui visite souvent la commune, affirme avoir été traumatisée par un commerçant néerlandophone local qui a refusé sèchement de laisser passer une personne francophone dans une file d'attente sous prétexte qu'elle ne parlait pas sa langue.

Ces comportements ne laissent présager rien de bon pour l'avenir du pays, dit la vieille dame, qui craint même un scénario violent à la yougoslave. «Il n'y a pas de solution. Rien ne va bouger sauf si les Flamands finissent par déclarer leur indépendance», a-t-elle indiqué.

Indépendance de la Flandre

Les tensions linguistiques sont beaucoup plus vives à Overisje, autre commune de la région bruxelloise, au dire du conseiller communal francophone Hadelin del Marmol.

Des résidants ont pris l'initiative de faire pression sur les commerçants pour les amener à afficher uniquement en néerlandais, dénonce-t-il.

«Ceux qui refusent s'exposent à des tags», souligne l'élu, qui s'inquiète de la volonté des élus néerlandais de scinder l'arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvode (BHV) dans lequel se trouve sa commune ainsi que Linkebeek.

Le découpage actuel permet aux résidants francophones de la périphérie bruxelloise de voter pour des candidats francophones aux élections, mais aussi de saisir des tribunaux dans leur langue.

La question de BHV, d'apparence technique, est très sensible. Elle a d'ailleurs fait éclater en avril le précédent gouvernement puisque les partis flamands et francophones réunis en coalition au sein du gouvernement n'ont pas pu s'entendre à ce sujet.

L'un des principaux bénéficiaires de cet éclatement est la Nouvelle alliance flamande (N-VA), en tête des sondages dans la partie flamande du pays. La Belgique est divisée administrativement depuis 30 ans entre la Flandre néerlandophone au nord, la Wallonie francophone au sud, et la capitale Bruxelles, en région flamande.

Le leader de la N-VA, Bart de Wever, qui s'est notamment fait connaître auprès de l'électorat grâce à son passage à un populaire jeu télévisé, veut aller bien plus loin que la scission de BHV.

Il prône l'introduction d'un «confédéralisme» décentralisateur comme étape préalable à la disparition pure et simple de la Belgique et à l'indépendance de la Flandre.

Impasse politique possible

La formation d'un gouvernement de coalition regroupant, comme le veut la tradition, des partis des deux côtés de la frontière linguistique s'annonce donc particulièrement ardue si la N-VA arrive en tête du scrutin côté flamand, comme le président les sondages.

«Tout dépendra de l'importance de la victoire de la N-VA», souligne le politologue Jean Faniel, qui ne juge pas impossible de voir un gouvernement de coalition se former sans les troupes de M. de Wever.

Le dirigeant flamand, dit-il, récolte aujourd'hui les fruits politiques de la fermeté qu'il a affichée par le passé relativement aux revendications autonomistes de la région flamande. Mais il pourrait se retrouver en posture difficile s'il accepte de jouer un rôle dans un futur gouvernement.

Reste aussi le risque de l'impasse politique durable et d'un éventuel éclatement du pays qui est sans cesse évoqué par les médias, mais jamais réalisé.

À l'issue de la précédente élection, il avait fallu plus de six mois pour former une coalition.

«La fin de la Belgique est un scénario possible mais ce n'est pas le seul», tempère M. Faniel, qui juge plus probable une nouvelle phase de décentralisation des pouvoirs de l'État central.

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LE RAS-LE-BOL DE LA POPULATION

Les crises politiques à répétition qui secouent la Belgique lassent la population du pays, qui aborde sans enthousiasme le scrutin de demain.

Cette exaspération s'exprime avec humour sur Facebook, où s'est formé un groupe intitulé «Le 13 juin, je ne pourrai pas aller voter, j'ai piscine».

Les participants sont priés de sortir leur piscine en plastique à l'occasion du vote sous prétexte que la pratique du «dos crawlé, c'est mieux que BHV», en référence à l'arrondissement politique au coeur de la chute du précédent gouvernement belge.

Amandine, qui travaille dans une chocolaterie dans le coeur historique de Bruxelles, a l'intention de voter mais elle ne cache pas son agacement face à la classe politique.

«J'aimerais bien qu'il y ait une réelle décision, qu'on soit unis ou qu'on se sépare. On ne peut pas rester tout le temps dans l'indécision en reprenant les mêmes débats. Il semble que c'est la spécialité de la Belgique», dit-elle.

Le politologue Jean Faniel n'est pas convaincu que la grogne populaire est plus importante qu'avant. En intégrant les votes blancs, le pourcentage de personnes «réfractaires» au vote tourne autour de 10 à 15% et devrait demeurer dans cette palette demain, dit-il.

«L'émergence de Facebook et de Twitter leur donne cependant de nouveaux outils pour se faire voir et entendre», explique-t-il.