Plus de 2700 meurtres ont été commis à Ciudad Juárez en 2009, trois fois plus que dans la plus violente des villes américaines. Le journaliste et auteur Charles Bowden vient de publier son onzième ouvrage, Murder City, un essai décapant sur la violence dans cette ville mexicaine rongée par le narcotrafic. La Presse l'a joint à son domicile de Tucson, en Arizona.

Q Qu'est-ce qui crée toute cette violence?

R Contrairement à ce qu'affirment les autorités, la violence n'est pas le résultat d'une guerre entre les cartels. Sauf exception, les gens qui sont tués ne sont pas d'importants acteurs, mais des petites gens, des pauvres. Les meurtriers ne sont jamais inquiétés. En 2009, il y a eu 2700 meurtres à Ciudad Juárez. Vous savez combien de suspects ont été arrêtés? Trente. Tout cela, dans une ville qui compte 11 000 militaires et policiers. Des organisations étrangères ont calculé que 93% des personnes arrêtées au Mexique ne passent jamais devant le juge. Il n'y a pas de système de justice au Mexique. Il est temps de cesser de se raconter des histoires.

Q Le gouvernement mexicain réussit-il à améliorer les choses?

Non, car les trafiquants sont plus riches que lui. Les cartels touchent de 30 à 40 milliards de dollars chaque année. Ils n'enterrent pas cet argent dans la cour: ils achètent des commerces, des propriétés, investissent, paient des taxes et des pots-de-vin. Cela fait partie de l'économie. Le président le sait. Tout le monde sait cela au Mexique. Le gouvernement ne combat pas les cartels. Il a besoin de l'argent du narcotrafic pour ne pas s'effondrer.La guerre contre la drogue au Mexique a tué 19 000 Mexicains depuis 2006. Combien de soldats sont morts? Moins de 100. Si c'est une guerre, pourquoi les soldats ne meurent-ils pas? Les soldats ne se battent pas. Ils s'enrichissent avec les narcodollars.

Q Dans votre livre, vous affirmez que les policiers de Ciudad Juárez ont peur de l'armée.

R Le 31 mars 2008, 50 policiers en uniforme, cagoulés, ont manifesté à Juárez pour dénoncer la brutalité de l'armée à l'endroit de leurs collègues, qui sont enlevés et tués. En envoyant l'armée à la frontière, en 2006, le président Calderón a ouvert une boîte de Pandore. Maintenant, l'armée veut sa part du gâteau. La corruption est incroyable. Quand l'armée arrête quelqu'un au Mexique, il ne réapparaît pas vivant. Le haut responsable du Comité des droits de l'homme du gouvernement mexicain a reçu de 200 à 300 plaintes contre l'armée en 2008. Il a commencé à poser des questions. Sa vie a été mise en danger. Il a fui le pays et vit maintenant au Texas. Ce n'est pas un extrémiste. C'est un homme respectable de 63 ans, qui ressemble aujourd'hui à un fantôme.

Q Dans votre livre, vous attribuez une grande partie de la pauvreté du Mexique au traité de libre-échange.

R L'accord de libre-échange (ALENA) a été très payant pour les investisseurs, mais dévastateur pour la population du Mexique. Du jour au lendemain, le Mexique a été inondé par des produits de l'industrie agroalimentaire américaine, subventionnés à coup de milliards par Washington. Les fermiers mexicains ne pouvaient pas la concurrencer. Ils ont abandonné leurs terres et sont partis travailler aux États-Unis. Pas par choix. Pour manger. Pour faire vivre leur famille. L'ALENA a déclenché la plus grande vague migratoire de l'histoire. Quinze millions de Mexicains ont quitté leur pays pour aller laver de la vaisselle à Chicago, Toronto, Phoenix. Le gouvernement mexicain ne fait rien, car un citoyen qui s'en va est un problème de moins à régler. La solution est de renégocier ces accords. Il faut reconnaître la corruption au Mexique. Il faut la combattre.

Q Comment faire pour arrêter la tuerie à la frontière mexicaine?

R Il faut réformer les lois sur la prohibition. Hillary Clinton dit que ce sont les consommateurs de drogue américains qui causent la violence au Mexique. C'est un mensonge: ce qui cause la violence, c'est la prohibition. La drogue est une substance pourrie qui est très peu coûteuse à fabriquer. Qu'est-ce qui rend le marché si lucratif? La prohibition. Pourquoi les groupes criminels ne fabriquent-ils plus d'alcool? Parce que ce n'est pas assez payant. La drogue n'a jamais été aussi accessible et bon marché. Il n'y a pas de rareté causée par la lutte. Le système roule comme jamais. Et le résultat est visible chaque jour à Ciudad Juárez.