Au début, il y a le choc. Ensuite viennent la colère, l'humiliation, la peur. La résignation vient plus tard - la nouvelle norme. Puis, tout s'écroule.

La semaine dernière, Stewart Bacon, sans emploi depuis près d'un an et demi, sortait les sacs d'épicerie de l'auto quand l'un d'eux s'est fendu. Un pot en verre a éclaté sur le pavé.

«Tu es un loser», a dit la voix dans sa tête. «Tu as raté ta vie.»

M. Bacon a attrapé un sac et l'a jeté par terre. Il a piétiné un paquet de carottes achetées pour ses enfants et une boîte de pastilles pour la gorge.

Sa femme est arrivée à temps pour voir la scène.

«Je n'aurais pas pu être plus humilié, raconte-t-il. Je ne sais pas ce qui m'a fait perdre la tête comme ça.»

M. Bacon s'est excusé et est allé chercher un balai pour ramasser les morceaux de verre et ce qu'il restait de son ego.

Stewart Bacon, 42 ans, est un producteur établi dans la région de Los Angeles. Il a travaillé pendant 25 ans dans l'univers de la télévision. Dans les dernières années, il avait 50 personnes sous ses ordres. Son talent a été reconnu: cinq Emmy Awards trônent sur sa télé, au salon.

«Les journées de 14 ou 15 heures ne me faisaient pas peur, se souvient-il. J'aimais mon travail et mes collègues. C'était ma passion.»

Réévaluer sa vie

À la fin du mois de septembre 2008, pendant le krach de Wall Street, M. Bacon (il préfère taire son vrai nom pour ne pas nuire à sa recherche d'emploi) apprend que le service pour lequel il travaille est aboli. Une cinquantaine de personnes sont mises à la porte sans préavis.

«Ils ont viré une employée enceinte de sept mois. Ils savaient depuis six mois que notre service allait être fermé, mais ils ne l'ont dit qu'à la dernière minute.»

Après des négociations serrées, M. Bacon a réussi à faire honorer son contrat, qui lui donnait quelques mois de salaire supplémentaires - et l'illusion d'avoir encore un port d'attache.

«Quand les paiements ont cessé, c'est là que ça m'a frappé. C'est physique. On doit réévaluer notre vie. On ne peut faire autrement que de se dire qu'on est un raté.»

La personne qui perd son emploi, aux États-Unis, fait face à un abîme qui peut avaler son assurance maladie, sa maison, ses économies.

Plus de 14,9 millions d'Américains sont actuellement sans emploi, un nombre record. Plusieurs cessent de payer leur hypothèque et quittent leur maison. D'autres vont faire la file à la banque alimentaire ou à l'église pour trouver à manger. Certains retournent vivre chez leurs parents. Des parents vont vivre chez leurs enfants.

Plus de 1,45 million d'Américains ont fait faillite en 2009, une augmentation de 32% par rapport à l'année précédente. Et 2010 promet d'être une autre année record.

M. Bacon s'estime chanceux: sa femme travaille comme enseignante au primaire. Son salaire est bienvenu, mais il ne suffit pas à combler les besoins d'une famille de cinq personnes.

«Chaque mois, nous puisons dans nos économies et notre caisse de retraite. Nous sommes incapables de mettre de l'argent de côté pour les études de nos enfants. C'est ce qui me fait le plus peur.»

Il a envoyé des CV partout, «de Chicago à la Chine en passant par Dubaï». Quatre cent cinquante jours après avoir été licencié, il est toujours sans emploi.

«Tout le monde a peur»

Désormais, une journée typique dans la vie de M. Bacon consiste à prépare les lunchs de ses trois enfants, faire les courses, envoyer des CV, faire la lessive et passer l'aspirateur. Il dort bien la nuit. Il se lève avec l'aube.

Il lui arrive de craquer. Comme l'autre jour: il est allé manger avec un ami et, quand il est revenu à sa voiture, il a trouvé une contravention de 50$ sous l'essuie-glace.

«Ça m'a fendu le coeur. Je sais bien, 50$, ce n'est pas une question de vie ou de mort. Mais quand les choses vont mal, 50$, ça semble être un million.»

Bien des amis ont cessé de lui donner des nouvelles, ou même de répondre à ses courriels.

«Je croyais que les gens m'appréciaient pour ma personne, pas pour mon titre. Cet aspect a été difficile à prendre. Je crois que tout le monde a peur. Les gens qui ont un emploi ont peur d'être les prochains sur la liste.»

Pour passer le temps, il s'est mis à écrire ses pensées, qu'il diffuse sur un blogue (myjourney-unemployed.blogspot.com). Depuis, il a reçu des courriels de Nouvelle-Zélande, d'Europe, des États-Unis. Les gens l'encouragent, lui posent des questions, lui souhaitent bonne chance. Un employeur potentiel s'est manifesté. M. Bacon croise les doigts.

Cette semaine, il a donné sa première entrevue. Un petit velours pour l'ego.

«Quand j'ai dit à mes enfants qu'un journaliste de Montréal allait m'interviewer, ils n'en sont pas revenus. Pour eux, c'est comme si j'étais le président des États-Unis. Ça me rappelle qu'il ne faut pas lâcher.»