Yaroub Ali passe ses journées branché sur la chaîne irakienne d'info Al-Rafidain. Exilé à Damas, la capitale syrienne, depuis septembre 2006, le Bagdadi tue le temps dans un trois-pièces où s'entassent sa famille et celle de son frère. Il espère la fin des violences. En vain.

Sans emploi, l'ancien journaliste et interprète espagnol se fait un sang d'encre. Sa mère de 86 ans, toujours en Irak, se porte mal. Au moins, son frère, sa femme et ses quatre enfants sont en sécurité. Ils survivent grâce à l'argent envoyé par leurs proches.

Emprisonné en juin 2005 par les forces américaines, Yaroub a croupi dans une geôle pendant deux mois. «J'étais faussement accusé de terrorisme», explique le sunnite.

À la suite de sa libération, il reçoit un appel qui scellera son destin. «Si tu ne quittes pas le pays, tu trouveras ton fils aîné à la morgue», l'avertit un inconnu au bout du fil.

«Nous avons perdu tant d'amis enlevés par des groupes mafieux. Je ne pouvais pas prendre de risque», dit l'homme de 48 ans.

Comme Yaroub, 1,4 million d'Irakiens ont cherché asile en Syrie. À l'heure actuelle, le pays reçoit 15 000 nouveaux réfugiés par mois.

Traumatisés

Certains arrivent les poches vides, mais tous traînent un bagage lourd. Ils ont été marqués au fer rouge par la torture, un enlèvement ou un deuil.

Certes, le régime de Bachar Al-Assad les accueille à bras ouverts depuis 2003. Les familles irakiennes ont accès au système de santé et aux écoles. Toutefois, la Syrie n'a pas les moyens de leur offrir du travail. Leur simple présence coûte deux milliards de dollars canadiens par année à l'État syrien, soit 2% du PNB ou 15% des dépenses du gouvernement.

Sami travaille au noir. Traumatisé par la mort de son frère et sa séparation avec sa mère, l'homme de 21 ans abat douze heures de labeur par nuit dans une usine de plastique. Il gagne 200 dollars canadiens par mois, à peine suffisant pour payer sa chambre et sa pitance.

«Les vapeurs du plastique brûlent mes poumons. Le patron sait que les Irakiens sont désespérés pour du travail», murmure le jeune homme effacé. Le niveau de pauvreté des Irakiens devient alarmant, d'après Sybella Wilkes du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). L'organisation onusienne, basée à Damas, distribue maintenant des rations alimentaires à 194 000 familles, en comparaison à 30 000 en septembre 2007.

«Près de 500 nouvelles familles en crise nous demandent de l'aide chaque semaine», dit la porte-parole.

Sexe de survie

Les femmes sont particulièrement à risque. «Nous sommes les femmes en noir», dit Mayada Al-Omari, une veuve ayant fui avec sa fille la milice qui a tué son mari.

«Des amies vendent leur ration alimentaire pour en racheter de moindre qualité», dit-elle, la main droite crispée sur un mouchoir.

D'autres sont poussées vers la prostitution. Rula Mohamed, jeune mère d'un garçon handicapé de 10 ans, ne compte plus les fois où elle a été abordée par des proxénètes. Elle porte maintenant le hijab pour avoir la paix.

«Beaucoup d'agences d'emploi ne sont pas très respectables, dit la jolie veuve. Quand elles demandent mon tour de poitrine pour un poste de secrétaire, je finis par comprendre. Les clients proviennent souvent des Émirats arabes unis et du Koweït.»

Combien d'Irakiennes sont poussées à pratiquer le «sexe de survie»? Les Irakiens sont peu bavards sur ce phénomène très tabou. Le groupe féministe Women's will, fondée par Hana Ibrahim, avance le chiffre de 50 000.

Le retour?

Même s'ils brûlent de rentrer au pays, la situation de sécurité en Irak les refroidit. Aouse Samari n'a pas vu ses parents depuis deux ans. Il a fui Bagdad après avoir été kidnappé et torturé par un groupe lié à Al-Qaeda. Ses ravisseurs ont menacé de tuer sa famille s'il revenait.

«Je n'ai pas de vie ici mais je n'ai pas le choix de rester», dit l'ancien entrepreneur de 37 ans.

Combien sont rentrés en Irak ? Difficile de suivre les mouvements de cette population volatile. Seulement 10% des Irakiens envisagent de retourner au bercail, selon l'UNHCR.

Yaroub Ali et sa famille partiront en Norvège le 2 décembre où ils obtiendront le statut de réfugiés. Une mince consolation pour Yaroub qui rêve de retrouver sa mère, sa maison et ses dattiers à Bagdad.

«Nous avons ce dicton en Irak : la vie est mince, mais l'espoir est vaste», dit-il avec un petit sourire.