Pas toujours facile de conduire sur les routes grecques en accordant une entrevue. Ou encore de mettre de l’essence dans le réservoir de l’automobile tout en parlant politique, mais Yavuz Baydar fait fi de toutes les distractions. Le journaliste turc en exil en a long à dire sur l’avenir de son pays d’origine après les élections du 14 mai.

Ce qu’il voit à l’horizon n’est pas réjouissant.

« Cette élection, c’est la dernière sortie avant l’abysse », me dit-il au téléphone alors qu’il fait le voyage entre deux villes grecques. La ligne ne cesse de couper, mais le rédacteur en chef du média en ligne Free Turkish Press, lauréat de plusieurs prix internationaux pour sa défense de la liberté journalistique, retrouve vite le fil de ses idées.

Même si le deuxième tour de la présidentielle n’aura lieu que le 28 mai, Yavuz Baydar ne se fait pas d’illusions. Selon l’observateur de la scène politique turque, les carottes sont presque cuites. Le 14 mai, malgré les sondages qui donnaient une longueur d’avance à l’opposition regroupée, le président Recep Tayyip Erdoğan est arrivé bon premier avec 49,5 % du vote. Son parti, l’AKP, a gardé sa majorité au Parlement.

À moins d’un rebondissement imprévisible à la James Bond, Yavuz Baydar s’attend à ce que le politicien islamo-conservateur retrouve le chemin de son immense palais présidentiel et qu’il poursuive sa consolidation du pouvoir.

« Un groupe d’avocats a judicieusement écrit que c’est peut-être la dernière élection dans laquelle les Turcs votent librement. On se dirige vers la fin de l’histoire. La fin de la transformation du système politique turc vers un système dans lequel les partis sont insignifiants, le Parlement ne fait qu’estampiller les décisions du président, le nationalisme est le seul point de ralliement, les médias sont contrôlés. Un système dans lequel il n’y a pas d’État de droit ni de division des pouvoirs », dit en soupirant le journaliste.

En d’autres termes, un système qui n’aurait plus de parenté – même de la fesse gauche – avec la démocratie.

Yavuz Baydar, qui est journaliste depuis les années 1970, observe depuis longtemps les montagnes russes de la démocratie en Turquie. Et de la liberté de la presse qui monte et descend en parallèle.

C’est d’abord en exil en Suède, où il a fait ses études, qu’il a commencé sa carrière journalistique, convaincu qu’il n’y avait pas d’avenir politique pour lui dans la Turquie des années 1970 et 1980, secouée par la violence politique et la répression. « Ça n’a jamais été facile. Il y a toujours eu des obstacles à la liberté de la presse. Les médias ont toujours été dans les mains de quelques gros acteurs, mais il y avait de la diversité et de la concurrence. Ça nous permettait de faire du bon journalisme », note Yavuz Baysar.

La crise économique des années 1990 a fragilisé les médias. Plusieurs d’entre eux sont tombés dans les mains de l’État. « Erdoğan [qui était alors en politique municipale] a compris qu’il y avait là une faiblesse », note Yavuz Baydar, qui a vu le politicien étendre graduellement sa mainmise sur les médias écrits et électroniques.

La répression a suivi. En 2007, son ami Hrant Dink a été assassiné. En 2011-2012, le journaliste d’enquête Ahmet Şık a été emprisonné. En 2013, les manifestations du parc Gezi ont été durement réprimées dans le silence assourdissant de la majorité des médias. Malgré cet étau qui se refermait, Yavuz Baydar a participé à la création d’une plateforme de nouvelles indépendantes, P24.

Mais quand le coup d’État manqué de juillet 2016 est survenu, il a pris ses jambes à son cou. « Je suis parti dans les minutes qui ont suivi. Je savais ce qui s’en venait. Je savais que les intellectuels et les journalistes seraient arrêtés », dit celui qui a d’abord trouvé refuge en France et qui depuis couvre la politique turque à partir de l’Union européenne.

Il n’avait pas tort. Plus de 40 000 personnes – opposants politiques, intellectuels, défenseurs des droits de la personne et journalistes – ont été arrêtées. Des dizaines de journalistes de renom ont fui le pays.

Depuis, la Turquie a un des pires bilans en matière de liberté de la presse. Dans le récent palmarès de Reporters sans frontières, le pays arrive derrière la Russie, qui a pourtant imposé des règles draconiennes depuis le début de l’invasion de l’Ukraine.

C’est dans ce contexte que se sont tenues les élections du 14 mai. Des élections bien organisées et dans lesquelles existaient de véritables choix politiques, ont noté les observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), mais aussi des élections qui se sont déroulées dans un contexte politique et médiatique qui conférait un avantage indu au président et à son parti. « La couverture d’Erdoğan et de son parti était complètement démesurée par rapport à la couverture de l’opposition », note M. Baydar. Et on ne parle pas d’un petit déséquilibre, mais bien du 50 contre 1 !

Dans ces circonstances, c’est presque un miracle que le candidat de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu ait obtenu plus de 44 % des voix.

Presque un miracle.