Quand on est chroniqueuse spécialisée en affaires internationales, on passe sa vie à tenter de savoir pourquoi le président Untel a choisi de faire ceci, pourquoi un groupe X est descendu dans la rue.

Des appels dans le pays concerné, mais aussi à des experts d’ici et d’ailleurs, nous aident à comprendre. Quand on a fait du terrain dans le pays en question, quand on y connaît des acteurs clés, les réponses viennent encore plus vite. Les nuances sont plus nombreuses.

Mais parfois, parfois, on se heurte à un mystère, à un secret de la Caramilk version russe, chinoise ou nicaraguayenne. À un casse-tête que personne ne semble capable d’assembler de manière convaincante.

Pour ma part, depuis le 25 juillet 2021, j’essaie de résoudre l’énigme tunisienne et je n’y arrive tout simplement pas.

Ce jour-là, le président Kaïs Saïed, élu moins de deux ans plus tôt, a pris en otage la jeune démocratie du pays maghrébin, la seule à avoir émané du Printemps arabe.

Ce jour-là, en utilisant un article de la Constitution, l’ancien professeur de droit a dissous le Parlement, viré le premier ministre et dégommé tous les ministres. Il s’est arrogé tous les pouvoirs d’un système pensé pour que ces derniers soient largement répartis.

PHOTO SLIM ABID, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Kaïs Saïed, le 25 juillet 2021, jour de dissolution du parlement tunisien

Et malgré cette prise en otage des institutions démocratiques, des milliers de Tunisiens ont fait la fête. Au téléphone, des gens que j’avais connus à Tunis et qui avaient manifesté 10 ans plus tôt pour faire tomber le dictateur Zine al-Abidine Ben Ali étaient enthousiastes. « Un coup d’État ? Bien sûr que non, de quoi tu parles ? », me disaient-ils. Je restais bouche bée.

Quand Hatem Nafti, auteur d’un essai intitulé Tunisie : vers un populisme autoritaire ?, m’a contactée pour me dire qu’il serait de passage à l’Université Concordia à l’invitation du Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie, j’ai sauté sur l’occasion de le rencontrer. « On voit le retour à la dictature en Tunisie et ça n’émeut pas grand monde. J’ai écrit ce livre comme on fait une thérapie. J’avais besoin de comprendre », dit-il d’emblée. Ça tombe bien.

Selon cet ingénieur et observateur de la Tunisie, beaucoup ont surestimé la portée de la révolution tunisienne. Bien sûr, il y a eu un grand mouvement social qui a été mis en branle par un « mythe fondateur », soit l’histoire de Mohamed Bouazizi, un diplômé devenu vendeur de fruits qui s’est immolé après avoir été humilié par une policière. Son geste a été une bougie d’allumage pour un trio de revendications : travail, liberté et dignité.

PHOTO TIRÉE DE TWITTER @HATEMNAFTI

Hatem Nafti, au Salon du livre de Genève, en mars dernier

Mais, soutient M. Nafti, si Ben Ali a fui le pays après quelques semaines de manifestations, les élites qui étaient nourries par le régime, elles, n’ont pas disparu et n’ont jamais accepté le passage à la démocratie et la participation au pouvoir d’Ennahda, le parti islamiste, qui s’est vite imposé comme la force politique principale du pays. « Ennahda, ce n’est pas un parti politique, c’est une classe sociale du pays qui a longtemps été écartée », soutient aujourd’hui l’essayiste.

Pendant 10 ans, il y a eu des efforts de cohabitation, ajoute-t-il, mais le cœur, lui, n’y était pas. « Les élites de l’ancien régime ont passé 10 ans à expliquer par tous les moyens que la démocratie, c’est mal. Que la démocratie, ça veut dire les islamistes et ça veut dire le chaos », expose Hatem Nafti. On parlait ad nauseam de la « décennie noire » que venait de traverser le pays.

Dans ces circonstances, pas très étonnant que beaucoup de Tunisiens se soient sentis libérés lorsque le président a promis de reprendre en main un système chaotique et de combattre la corruption.

La formule avait déjà été utilisée avec succès dans un autre pays qui a tenté l’aventure démocratique pendant une décennie avant d’accepter sans rechigner le retour d’un homme fort à la tête de l’État : la Russie.

Vladimir Poutine parle depuis son accession au pouvoir de la « castastrophe » qu’ont été pour les Russes les années 1990, années de liberté, mais aussi de difficultés économiques.

Là aussi, l’équation qui a été présentée à la population mettait la démocratie, l’instabilité et la pauvreté dans un camp et la prospérité et l’acceptation d’un pouvoir fort de l’autre.

La majorité des êtres humains vivent difficilement avec le chaos qui découle d’un grand changement et y préfère rapidement l’ordre, coûte que coûte, a écrit Barbara Kellerman, professeure à l’Université Harvard, experte du « followership », soit l’étude des circonstances qui amènent un groupe d’individus à accepter l’autorité d’un leader.

PHOTO FETHI BELAID, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Rassemblement d’une coalition contre le président Kaïs Saïed, en avril dans les rues de Tunis

Le problème, en Tunisie, c’est que l’homme fort n’a pas ramené la stabilité qu’il a fait miroiter. Le pays ne vit pas une période de rattrapage économique comme en a vécu la Russie sous Poutine. Au contraire, le pays est miné par des pénuries de nourriture, de médicaments et de denrées essentielles. Les opposants politiques et les journalistes trop critiques se retrouvent derrière les barreaux.

Les jeunes, qui ont soutenu Kaïs Saïed quand il a récupéré tous les pouvoirs en 2021, déchantent. Lorsque le président a proposé des modifications à la Constitution en juillet 2022, 70 % des Tunisiens ont boycotté la consultation. Lors des dernières élections législatives en décembre 2022 et janvier 2023, c’est 88 % des électeurs qui ont déserté les urnes.

Hatem Nafti, qui a voté Kaïs Saïed en 2019, est aujourd’hui un de ses plus farouches opposants. Quand il parle de coup d’État du président, de plus en plus de Tunisiens acquiescent.

Force est de constater que l’énigme tunisienne se résout elle-même.