On a arrêté de compter les mensonges de Donald Trump. Mais il fut un temps où des journalistes étaient affectés à temps plein à mesurer le nez de Pinocchio.

Songez que Daniel Dale, du Toronto Star, a été embauché à CNN pour vérifier la véracité de chaque phrase de Donald Trump. L’énormité de la distorsion du réel était telle que le réseau s’est dit : en exposant calmement les mensonges, le public pourra juger par lui-même. Dale a ainsi comptabilisé à peu près 9000 mensonges entre 2016 et 2020, quand il s’est déclaré « physiquement incapable » de continuer ses vérifications et calculs.

En 2021, le Washington Post avait, quant à lui, évalué à 30 573 le nombre de déclarations fausses ou trompeuses proférées en un seul petit mandat par le 45e président des États-Unis.

Ça, mesdames et messieurs, c’est 21 mensonges par jour. Des mensonges publics, c’est-à-dire documentés, vérifiables.

L’exercice semblait pertinent au début, mais il a fini par devenir répétitif. Et surtout : sans aucun impact politique.

Les partisans du président républicain soit ne croyaient pas ces évaluations par des médias « corrompus », soit voyaient la chose comme un style personnel inoffensif. Bref, à la fin, plus personne ne s’en souciait.

Trump a prouvé que si l’on ment avec assez de persistance, on vaccine l’opinion publique. On la gèle. Et il n’y a rien que personne ne puisse faire pour empêcher ce torrent de faussetés déversé en haut lieu.

Rien ?

Presque rien…

Il y a un endroit où il est plus dangereux de dire n’importe quoi, de mentir effrontément ou de tordre le cou aux faits trop violemment.

Cet endroit, c’est une cour de justice. Le seul lieu où j’ai vu Trump admettre qu’il a menti, c’est dans un interrogatoire sous serment dans une cause civile ayant eu lieu bien des années avant sa présidence.

— Et donc, M. Trump, quand vous avez dit X, ce n’était pas vrai ?

— Non, ce n’était pas vrai.

Oh !

Ne vous demandez pas pourquoi toutes ses causes se règlent « à l’amiable ». Trump témoin, c’est le cauchemar absolu de ses avocats. Et le fantasme ultime de tous les autres avocats.

Dans ce petit coin, sur cette petite chaise, il ne contrôle plus le jeu, ni les règles, ni l’horloge. Mentir est une infraction criminelle. S’emmêler dans ses mensonges peut vous coûter des millions. Faut faire gaffe.

Ne vous demandez donc pas non plus pourquoi ses avocats lui ont dit, dans le procès intenté par l’ex-journaliste E. Jean Carroll : tu ne mets pas les pieds au palais de justice de tout le procès, c’tu clair ?

Cette femme réclame des millions à Trump, dit qu’il l’a violée, diffamée, explique comment…

Mais lui ne vient pas s’expliquer au jury. Ne vient même pas physiquement dans la salle d’audience.

Ce que le jury a obtenu comme version des faits par Trump, c’est un interrogatoire hors cour tenu en octobre 2022. Ces dépositions sont généralement faites dans un bureau d’avocats, en privé, et servent à préparer la cause.

Il suffit de visionner les 46 minutes rendues publiques pour comprendre 1) pourquoi ses avocats n’ont pas voulu le faire entendre ; 2) pourquoi le jury civil de neuf personnes vient de le condamner à des dommages-intérêts de 5 millions.

Je paraphrase un extrait :

— M. Trump, quand vous dites qu’une star peut embrasser et attraper les parties génitales d’une femme sans sa permission, c’est bien ce que vous croyez ?

— Historiquement, c’est vrai pour les stars […]. Si vous observez les millions d’années passées, c’est généralement vrai. Malheureusement ou heureusement.

— Et vous vous considérez comme une star ?

— Je pense qu’on peut dire ça.

Boum !

Lui qui a nié avoir jamais vu, encore moins touché Carroll, vient d’expliquer qu’il a sa propre licence pour agresser sexuellement.

Comme au temps du néolithique, et bien avant, où l’homme des cavernes « star » pouvait le faire, tel que les historiens et les archéologues nous le diront, j’imagine…

Il a aussi eu l’air fou en confondant Carroll sur une photo avec sa propre deuxième femme… tout en disant que Carroll n’est « pas son genre ».

— J’imagine que votre femme était « votre genre » ?

— Oui.

Donc, s’il confond la plaignante avec une de ses ex-femmes « de son genre », c’est qu’elle est peut-être de « son genre ».

Boum !

Le jury a conclu en trois heures que Trump a agressé sexuellement Carroll il y a 30 ans dans un grand magasin de New York – sans conclure qu’elle a été victime d’un « viol », concept abandonné en droit canadien, qui suppose une pénétration.

Le jury a aussi conclu, logiquement, que Trump a diffamé cette femme de 79 ans en disant qu’elle mentait, qu’elle était dérangée et qu’elle voulait seulement s’enrichir en inventant une histoire.

Sur Twitter mardi soir, on a appris qu’un des neuf jurés était ouvertement sympathique à Trump, mais que, devant la preuve, et avec les règles de droit, il a estimé que le seul verdict possible était celui-là.

Il y a quand même encore une telle chose que la règle de droit dans ce pays.

Ce n’est qu’une condamnation civile. Trump n’est pas ici déclaré « coupable » d’agression sexuelle, mais « responsable » des dommages causés à cette femme pour ses gestes et ses paroles.

Trump a déjà dénoncé comme une farce ce verdict, et un appel sera interjeté.

N’empêche : cette décision de justice est un autre caillou dans le soulier républicain. Ce n’est pas le dernier procès de Trump, il s’en faut de beaucoup. Cet homme sera un délice pour les procureurs de la poursuite s’il décide de témoigner.

Sa déposition l’a coulé.

Il y a cependant un autre sens au mot déposition : c’est le détrônement d’un monarque.

Peut-être ce verdict marque-t-il le début de la vraie déposition de Trump, comme roi du Parti républicain.

J’aime à penser que cela aura commencé par le défi lancé par E. Jean Carroll.

C’est le genre de femme qui me plaît, j’avoue.