Un des plus vieux trucs du métier de procureur est de « surcharger ». D’en beurrer le plus épais possible contre un accusé. Histoire de mettre la pression sur lui et de l’inciter à négocier une sortie. Et d’impressionner l’opinion ou le jury.

L’acte d’accusation de 34 infractions déposé mardi contre Donald Trump est-il un cas de « surcharge » ? Ça y ressemble.

D’abord, il y a le nombre d’accusations : 34 infractions à l’article 175.10 du Code pénal de l’État de New York, qui concerne la falsification des livres d’une entreprise.

Elles auraient pu être regroupées, mais le procureur a déposé un chef d’accusation pour chaque entrée mensongère dans les livres de la Trump Organization. En soi, ce n’est pas anormal : le juge ou le jury devra analyser la nature de chaque écrit, et rendre un verdict sur chacun. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une seule et même opération, qui s’échelonne de février à décembre 2017. Pendant cette période, Donald Trump a tenté de camoufler un paiement de 130 000 $.

Comment ? En remboursant son avocat, Michael Cohen, qui avait versé l’argent pour lui. Cohen a admis les faits et purgé une peine de prison pour divers crimes reliés.

Les remboursements à Cohen par la Trump Organization se sont échelonnés sur 10 mois. Ils ont aussi été mêlés à d’autres paiements, pour brouiller les pistes, et inscrits comme des honoraires juridiques.

Il y a beaucoup plus délicat que le simple nombre des chefs d’accusation. Il y a le crime lui-même.

La falsification des livres d’une entreprise dans l’État de New York est un misdemeanor. L’équivalent d’une « infraction sommaire » dans le Code criminel canadien. C’est-à-dire une infraction qui entraîne une peine légère et qui est soumise à une prescription : il y a un temps limite pour déposer une telle accusation.

Mais si la falsification est faite dans le but de cacher un autre crime (par exemple, un vol de l’entreprise1), elle devient une felony. Un « acte criminel » en droit canadien. Une felony entraîne une peine potentiellement plus sévère : s’il est reconnu coupable, Trump est passible d’une peine maximale de quatre ans pour ce crime. Un misdemeanor en pareil cas n’entraînera généralement qu’une amende.

L’autre avantage stratégique de la felony est d’être imprescriptible – comme un acte criminel au Canada, qui peut être puni 10, 20 ou 50 ans après les faits.

Comme par hasard, les gestes reprochés à Trump se sont déroulés en 2017, soit en dehors du délai de poursuite pour un misdemeanor. La felony les met à portée du bras de la justice.

La question qui se pose maintenant est de savoir quel est le crime sous-jacent à ces falsifications de livres comptables. Car elles doivent absolument servir à cacher un autre crime pour constituer une felony.

Et c’est ici que la théorie juridique du procureur Alvin Bragg est critiquée par bien des gens, et pas seulement des partisans de Trump.

PHOTO BRENDAN MCDERMID, REUTERS

Alvin Bragg, procureur du comté de New York

Car payer une personne pour qu’elle ne dévoile pas une information à un média n’est pas en soi un crime. Il ne s’agit pas d’un témoin à la cour, ou d’une personne voulant collaborer avec la justice. C’est une entente financière entre deux adultes consentants, quoi qu’on pense de l’éthique et de la morale de l’histoire.

Quel est le crime à cacher, alors ?

Le texte explicatif du procureur et ses déclarations laissent entendre qu’il pourrait s’agir de violations de la loi électorale fédérale, qui limite les dépenses, ou de la loi électorale de l’État de New York, qui interdit la « promotion » d’un candidat par des méthodes illégales… ou des deux.

Ou encore d’une fraude fiscale – en faisant entrer les dépenses au chapitre des honoraires, elle serait déductible.

Déjà, des experts font ressortir que si le crime initial à cacher est fédéral, le procureur de New York n’a pas compétence. Et que si le crime reproché concerne la loi électorale de l’État, ce n’est pas pertinent dans le cadre d’une élection présidentielle. D’autres disent que la source du crime importe peu, qu’il suffit que la falsification ait pour but de camoufler un crime.

Bref, la théorie juridique de l’accusation est loin d’être simple.

On a beau avoir devant nous 34 accusations, c’est essentiellement d’un crime qu’il s’agit – les paiements à la playmate Karen McDougal et à un portier ont été faits par le National Enquirer au bénéfice de Trump, mais ne sont pas impliqués directement.

Ça ne veut pas dire que les paiements n’ont pas été faits. Mais il y a des arguments pour plaider que tout a été gonflé à des fins stratégiques. Il faudra voir comment c’est présenté en cour – pas avant 2024.

Ça ne veut pas non plus dire que Trump est au bout de ses peines : les enquêtes les plus sérieuses sont en cours, comme celle sur les documents classifiés récupérés dans sa résidence de Mar-a-Lago ou encore celle portant sur ses efforts pour faire renverser sa défaite électorale en Géorgie.

Ça ne veut pas dire non plus que les accusations honteuses de Trump contre le juge, le procureur, etc. sont justifiées.

Mais ça veut dire qu’il n’y avait dans ce dossier rien d’autre que ce qu’on savait essentiellement depuis que Michael Cohen s’est avoué coupable, en 2018.

Ça ne justifie évidemment pas les accusations honteuses de Trump contre le juge, le procureur, etc.

Mais si en bout de course cette affaire se dégonfle, si elle est jugée exagérée, les républicains auront le droit de parler de politisation de la justice criminelle.

1 Voyez le site du criminaliste new-yorkais Jeremy Saland