(Kherson, Ukraine) Quand Vladimir Poutine lance son offensive sur l’Ukraine, à l’aube du 24 février 2022, Vladyslav Nedostup, comme des millions d’Ukrainiens, ne sait pas trop comment réagir. Pris de panique, il consulte Google. Dans la fenêtre de recherche, il tape nerveusement : « Comment prodiguer les premiers soins ».

Les jours passent. L’opération militaire spéciale de Poutine se transforme en guerre totale. Et les horreurs défilent sur le compte Instagram de Vladyslav. Il y a les massacres d’Irpin et de Boutcha. Le siège d’Azovstal à Marioupol. Les bombardements aveugles sur une maternité, un immeuble résidentiel, un refuge bondé d’enfants. Ça n’a plus de fin. Il n’y a plus de limites aux atrocités.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Vladyslav Nedostup

Et puis, il y a Kherson, sa propre ville, qui fourmille de soldats russes. La seule capitale régionale que la Russie a réussi à conquérir – et qu’elle cherche maintenant par tous les moyens à nettoyer de son identité ukrainienne.

Des drapeaux russes flottent sur les édifices administratifs de la ville de 300 000 habitants. Le rouble est imposé aux citoyens et le curriculum russe, aux élèves. Les journaux publient de la propagande du Kremlin, la télé diffuse des émissions pro-Moscou. Les chants nationalistes ukrainiens sont bannis des ondes. Même parler ukrainien dans la rue est devenu dangereux.

Surtout, il y a la peur. Omniprésente. Oppressante. « On ne peut pas appeler un avocat si on est arrêté. Les civils peuvent être torturés ou tués en toute impunité. C’est à ce moment-là qu’on réalise vraiment ce que signifie être libre », raconte Vladyslav.

Il consulte Google à nouveau, pour une recherche qui lui semble désormais encore plus urgente, encore plus vitale que la première : « Comment tuer un homme ».

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Vladyslav Nedostup

« Je suis un gars ordinaire, insiste Vladyslav Nedostup. J’aime la vie, les gens, les chiens, les papillons… » Avant l’invasion, il étudiait la sociologie à l’Université de Kherson. Rondouillard et barbu, l’homme de 27 ans ne connaissait rien à l’art de la guerre. Un gars ordinaire, dont la vie a été bouleversée par des évènements extraordinaires. Et, franchement, il s’en serait bien passé.

Comme l’Ukraine tout entière, en fait. Voilà un pays qui n’aspirait qu’à exister. Une nation souveraine et démocratique, attaquée sans provocation par une puissance impérialiste.

Comme l’Ukraine, Vladyslav a dû choisir entre résister ou plier sous la botte de l’envahisseur. Et comme l’Ukraine, il a fait le choix de la résistance.

Peu avant l’invasion, Vladyslav Nedostup s’est enrôlé au sein d’une milice, la Force de défense territoriale. On lui a fourni un AK-47. Rapidement, toutefois, les troupes russes ont repoussé l’armée ukrainienne au nord de Kherson. Laissés à eux-mêmes, les miliciens volontaires ont dû entrer dans la clandestinité.

Mais des listes de noms circulent. Des collabos n’hésitent pas à dénoncer leurs voisins. Vladyslav se cache chez des amis et dans des appartements abandonnés. « J’ai l’impression que je ne m’en sortirai pas vivant. Il n’y a pas d’endroit sûr pour me cacher. Alors, je me dis que si je dois y rester, je vais amener des soldats russes avec moi. »

Mais comment faire ? Pas question de se servir de sa kalachnikov en plein jour. « Mon but est de survivre pour l’Ukraine. Pas de mourir pour l’Ukraine. » Il n’a pas l’âme d’un kamikaze.

C’est là qu’il pense à consulter Google.

Passé le couvre-feu, il se planque à la sortie d’un bar de son quartier. Au bout d’un moment, un soldat russe en émerge, l’air éméché. Vladyslav se glisse derrière lui et le poignarde dans le dos. « Le couteau reste pris entre les côtes. Ce n’est pas propre et facile comme dans les films. » Paniqué, il parvient à récupérer le couteau et à trancher la gorge du soldat.

Et après ? « Après, je rentre chez moi et je regarde des épisodes de The Office sur mon ordinateur. »

J’ai rencontré des héros lors de mon séjour à Kherson, en janvier. Un anesthésiste qui a éteint le feu déclenché par une attaque au mortier sur l’hôpital pour enfants. La gérante d’un musée qui a risqué sa vie pour en protéger la collection. Des éducatrices qui ont caché des enfants pour éviter leur transfert en Russie.

Ces citoyens m’ont raconté des histoires de courage et de résistance. Mais, aussi, de traîtrise et de collaboration. Dans leurs témoignages, on sentait un mélange de fierté et d’amertume.

Je ne sais pas si Vladyslav Nedostup est un héros. Une sorte de Jean Moulin ukrainien qu’on devrait célébrer. En tout cas, des partisans comme lui, il y en a eu beaucoup à Kherson. Il y en a encore, dans les villes occupées, où l’on entend régulièrement parler d’attentats et d’actes de sabotage.

Je ne sais pas si Vladyslav est un héros, mais son histoire trouve écho dans celle de l’Ukraine, qui a choisi de ne pas capituler. Elle sait à quel point les conséquences d’une reddition seraient encore plus catastrophiques.

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Un autocar attaqué abandonné près du fleuve Dniepr, à Kherson

Depuis l’invasion, j’ai fait deux séjours en Ukraine. J’ai visité des tranchées, des villages rasés, des fosses communes et des salles de torture abandonnées dans le sillage des troupes russes. J’ai interviewé quantité de gens qui avaient tout risqué, et souvent tout perdu.

Ces reportages m’ont convaincue d’au moins une chose : Vladimir Poutine est déterminé à assimiler ce pays.

Nous n’assistons pas à une guerre par procuration provoquée par l’OTAN, comme l’affirment ceux qui passent trop de temps sur des sites de propagande russe. Encore moins à une opération spéciale pour dénazifier l’Ukraine.

La vérité, c’est que Poutine veut faire subir à l’ensemble de l’Ukraine ce qu’il a fait subir à Kherson : une vaste et terrifiante opération de russification. Si on le laisse faire, il effacera la langue, la culture et l’identité de ce peuple qui ne serait, à ses yeux, qu’une invention de l’Occident.

Si on le laisse faire, il soumettra l’Ukraine comme il a soumis la Tchétchénie : par la terreur et la destruction. Il l’écrasera, pour lui apprendre à avoir voulu vivre libre.

Devant l’escalade annoncée, l’Ukraine ne peut faire autrement que de résister, encore. Et l’Occident ne peut faire autrement que de lui offrir son soutien indéfectible.

Bien sûr que ce n’est pas beau, la guerre. Mais temporiser, chercher à négocier pour apaiser l’agresseur, comme certains ont cherché à le faire à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, ce serait mille fois plus laid.

Ce n’est pas beau, trancher la gorge d’un soldat en pleine rue. Mais Vladyslav Nedostup l’a fait. Même qu’il affirme en avoir tué quatre autres, après. Il n’en retire aucune fierté. Aucune honte, non plus. « Je ne fais pas de cauchemars avec eux. Ils étaient venus dans mon pays pour nous tuer. »

Pendant des mois, le gros de la tâche de Vladyslav consiste non pas à tuer, mais à épier les allées et venues des soldats russes. Comme d’autres citoyens, il identifie les collabos, passe des infos et des armes.

Pour éviter de compromettre l’ensemble des opérations, ces partisans travaillent en vase clos. Aucun d’eux ne connaît les autres maillons de la chaîne. « Tout le monde le fait. Le jeune couple qui se balade avec une poussette, la barmaid, le marchand de fruits, l’employé municipal qui balaie les rues. »

Ils sont seuls, mais ils ont la ville derrière eux. Ensemble, ils forment une armée de l’ombre.

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Liliia Alexandrova

Liliia Alexandrova fait partie d’un mouvement souterrain qui sévit partout à Kherson : les Rubans jaunes. Sa mission consiste à peindre les murs de la ville aux couleurs de l’Ukraine. Elle risque sa vie pour des graffitis.

Mais c’est beaucoup plus que ça, explique-t-elle. « Quand les Russes ont pris la ville, ils nous ont dit : ‟Vous êtes russes, vous devez oublier qui vous êtes. » » Ça, elle ne peut pas. Kherson est ukrainien et le restera.

La libération de Kherson survient le 11 novembre. Elle serait survenue plus tard, sans l’aide des partisans.

Avant de se retirer sur la rive opposée du fleuve Dniepr, les troupes russes coupent l’eau et l’électricité. Ils font exploser la tour de télévision. Une fois repliées, elles se mettent à bombarder Kherson. « Si les Russes ne peuvent pas prendre une ville, ils la détruisent », laisse tomber Vladyslav Nedostup.

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Un ruban jaune peint sur un poteau de Kherson occupé, en signe de résistance

Malgré tout, il respire mieux sous les bombes que sous l’occupation. « Aujourd’hui, Kherson est comme un phénix. La ville renaît. Tout le monde parle ou essaie de parler ukrainien. »

Ironiquement, l’offensive de Poutine a ravivé la flamme nationaliste, à Kherson comme dans le reste de l’Ukraine, se réjouit-il. « Tout le monde s’entraide. Nous n’avons pas d’eau, pas d’électricité… » Mais qu’importe, s’il n’y a plus de soldats russes.

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