Non, ce n’est pas tous les jours qu’on peut se vanter d’avoir partagé le lit d’une ministre brésilienne. Au Nouvel An, ce jour-là est arrivé pour moi.

Ça y est, coquins, j’ai votre attention ? Alors, laissez-moi vous raconter l’histoire pas banale de Sônia Guajajara, une Autochtone du nord-est du Brésil, née de parents analphabètes, mère de famille monoparentale, qui vient de fracasser un plafond de verre épais comme la végétation amazonienne.

Dimanche, cette militante environnementaliste de 48 ans est devenue la première personne autochtone à accéder au cabinet des ministres de son pays. Elle est aussi la première à diriger le ministère des Peuples indigènes, fraîchement créé par le président Luiz Inácio Lula da Silva, qui en avait fait la promesse pendant sa campagne électorale.

PHOTO SERGIO LIMA, AGENCE FRANCE-PRESSE

Sônia Guajajara, ministre des Peuples indigènes du Brésil, et le président Luiz Inácio Lula da Silva, lors de la prestation de serment des membres de son cabinet, le 1er janvier, à Brasília

L’entrée en poste de Mme Guajajara le 1er janvier, en même temps que la prestation de serment du président de gauche, a été accueillie avec beaucoup d’émotion par les 900 000 Autochtones du plus grand pays d’Amérique du Sud. Répartis entre 305 groupes ethniques, parlant 274 langues, ces premiers peuples forment aujourd’hui à peine 0,4 % de la population brésilienne de près de 214 millions et y ont peu de poids politique.

Selon Mme Guajajara elle-même, sa nomination et la création du nouveau ministère sont un pas vers la « réparation [de torts] historique[s] » à la suite de siècles de « violence, de discrimination et de négligence » de ces peuples.

Son arrivée à Brasília est aussi le résultat de cinq années de luttes acharnées pour faire barrage à Jair Bolsonaro, le président d’extrême droite qui s’était fait un point d’honneur de bafouer à la fois l’environnement et les droits des Autochtones, deux causes qui ne font qu’une aux yeux de la militante devenue politicienne.

« Le programme de Bolsonaro, c’est une tragédie et notre objectif ultime, c’est sa chute », m’avait dit en entrevue Sônia Guajajara lors d’un reportage au Brésil à la fin de l’été 2019.

Aujourd’hui, c’est mission accomplie.

Lors de ma rencontre avec Sônia Guajajara, la forêt amazonienne venait tout juste de traverser un des pires étés d’incendies de son histoire. Et il n’y avait pas grand-chose de naturel là-dedans. Dans certains États du Brésil, sachant la présidence du pays de leur côté, des agriculteurs s’étaient littéralement passé le mot pour déclencher des incendies afin d’agrandir leurs terres agricoles. Cette année-là, les attaques violentes de braconniers, de bûcherons et de chercheurs d’or étaient aussi monnaie courante en territoires autochtones, où se trouve une grande partie de la forêt vierge. Les habitants de la terre indigène d’Arariboia – dont Mme Guajajara est originaire – venaient de traverser un cauchemar.

Lisez le reportage de notre chroniqueuse « L’Amazonie brûle de rage »

Le petit bout de femme nous avait invités, moi et le journaliste québécois Serge Boire avec qui je travaillais, à l’accompagner dans son village natal, à quatre heures d’auto de la ville la plus proche, dans un secteur de la forêt amazonienne qui est toujours aujourd’hui sur la ligne de front d’une guerre qui oppose les défenseurs de la nature aux adeptes du déboisement.

PHOTO SERGE BOIRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Le journaliste Serge Boire et notre chroniqueuse Laura-Julie Perreault ont passé quatre jours dans la terre indigène Arariboia auprès de Sônia Guajajara en 2019.

Dans notre groupe se trouvaient aussi Guilherme Boulos, le leader du Parti socialisme et liberté. L’année précédente, en 2018, M. Boulos et Mme Guajajara se sont présentés respectivement à la présidence et la vice-présidence du Brésil, côte à côte. Giovane Lima, un militant pour les droits des paysans, était aussi de l’aventure. Nous étions arrivés en convoi en plein milieu de la nuit, couverts de poussière rouge.

Parce qu’il n’y a pas l’ombre d’un hôtel à la ronde, nous étions tous hébergés dans la maison familiale de Sônia Guajajara. Et parce qu’elle m’imaginait mal dormir dans un hamac comme la majorité de ses invités brésiliens, la militante m’a offert de partager un lit avec elle et sa fille de 13 ans.

Elle s’y est à peine couchée. Lorsque je me suis levée après de courtes heures de sommeil, elle était déjà en grande conversation avec ses deux alliés politiques tout en coordonnant la préparation du petit déjeuner pour sa vingtaine d’invités.

Ce jour-là, Serge Boire et moi avons assisté à la mise en place d’un grand plan de résistance contre Jair Bolsonaro. À un ralliement des forces autochtones, de la gauche urbaine et de la gauche rurale.

Élue présidente de la plus grande organisation autochtone du pays, APIB, Sônia Guajajara a passé les années qui ont suivi à mobiliser les forces indigènes du Brésil, organisant des sièges à Brasília et des manifestations pour freiner les politiques les plus néfastes de la présidence d’extrême droite. Elle a aussi alerté l’opinion publique mondiale, voyageant aux États-Unis et en Europe, assistant aux grandes réunions mondiales sur l’environnement. Elle était présente lors de la création d’un fonds d’indemnisation des peuples autochtones de 1,7 milliard lors de la COP26 à Glasgow.

Ce florilège de coups d’éclat lui a valu d’être nommée sur la liste des 100 personnes les plus influentes au monde du magazine Time en 2022.

Moi, j’accorde à la nouvelle ministre une place sur ma liste des forces de la nature, dans la catégorie des tornades politiques, qui, en cette nouvelle année, risquent d’en sortir plus d’un du lit de leur indifférence.