Après deux années à tourner au ralenti, la planète a pris sa revanche en 2022. Si elles s’étaient repliées sur elles-mêmes pendant la pandémie de COVID-19, les grandes puissances – États-Unis, Chine et Russie en tête – se sont relancées dans le grand jeu de quête d’influence mondiale cette année. Mais à quoi jouent-elles au juste ?

Risk

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Le président de la Russie, Vladimir Poutine

On a d’abord cru qu’il bluffait, puis qu’il jouait aux échecs, mais force est d’admettre qu’en envahissant l’Ukraine le 24 février dernier, Vladimir Poutine s’est lancé dans une version sinistre de Risk, ce célèbre jeu de conquête stratégique, qui dépend néanmoins d’un coup de dés. « Quand il s’agit de dominer le monde, tout repose sur celui qui prendra le plus grand risque », peut-on lire dans la note descriptive du jeu que semble avoir consultée le président russe avant d’envoyer son armée dans le pays voisin, espérant faire tomber le gouvernement de Kyiv en trois jours.

Il a sous-estimé les cartes que l’Ukraine a en main et les alliances dont elle dispose. L’OTAN, qui s’était avérée une joueuse plutôt distraite depuis la présidence de Donald Trump, a usé de prudence, mais a néanmoins répondu présente pour soutenir la défense ukrainienne. La population du pays – loin de se ranger derrière l’envahisseur, qui n’a aucun égard pour les règles du jeu – s’est mobilisée derrière son président Volodymyr Zelensky et joue le tout pour le tout.

L’Ukraine a même remporté une importante manche à un autre jeu, celui de Battleship, en coulant le navire amiral de la flotte russe de la mer Noire, le Moskva, en avril.

Cela dit, en cette fin d’année, ce sont surtout les pertes immenses qui retiennent l’attention. D’abord les pertes de vies humaines, qui, selon toute vraisemblance, s’élèvent à plus de 100 000 de chaque côté du conflit lancé par la Russie. Et les pertes d’infrastructures ukrainiennes cruciales, bombardées sans relâche par les Russes dans l’espoir d’affaiblir la résistance ukrainienne.

À l’heure des bilans, dans son Kremlin enneigé, le président russe doit digérer avec difficulté le fait qu’en se lançant dans cette tentative de conquête, il n’a pas seulement misé les ressources humaines, économiques et militaires de son pays, mais aussi son avenir politique.

Il reste à espérer que les mésaventures russes refroidiront les ardeurs de la Chine de Xi Jinping, qui, depuis l’été dernier, semble prête à lancer une partie de Risk contre Taïwan.

Jurassic World

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La Cour suprême des États-Unis

Un autre jeu, tiré d’un film, a aussi eu la cote cette année sur la scène internationale. Dans Jurassic World, un joueur contrôle les dinosaures pendant que les autres joueurs s’allient pour venir à bout des animaux préhistoriques et de leur maître.

On a eu droit à une version américaine de ce jeu de société l’été dernier. Majoritaires à la Cour suprême, les juges conservateurs ont renversé l’arrêt Roe c. Wade qui garantissait le droit à l’avortement à la grandeur du pays. Non seulement ils ont fait reculer une partie du droit des femmes américaines à l’ère glaciaire, mais ils ont imposé leurs idées rétrogrades à près de 70 % des Américains qui soutenaient le statu quo.

Grâce à cette décision peu populaire, l’équipe démocrate a pu tirer son épingle du jeu aux élections de mi-mandat, et ce, même si le chef des mammouths laineux, Donald Trump, leur promettait une défaite cuisante.

La variante iranienne de Jurassic World est cependant beaucoup plus inquiétante. Depuis la mi-septembre, les jeunes femmes ont réussi à rallier à leur cause une grande partie de la société civile – hommes, minorités ethniques, commerçants, employés d’usine – dans ce qui est devenu le plus grand soulèvement populaire contre la République islamique depuis son avènement.

Malheureusement, l’ayatollah Khamenei et les autres dinosaures du régime contrôlent les outils de répression de l’État et n’hésitent pas à lâcher leurs vélociraptors contre les manifestants. Ramenant au goût du jour leurs pratiques des années 1980, ils utilisent de plus en plus la peine de mort comme arme de dissuasion. Le monde regarde, impuissant, ce combat à armes inégales, mais dont l’issue n’est pas encore écrite. On se prend à espérer qu’une météorite scelle le sort des tyrannosaures de Téhéran.

Les chaises musicales

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Le premier ministre du Royaume-Uni, Rishi Sunak

En 2022, on a aussi eu droit à quelques variantes du jeu des chaises musicales. Au Brésil, le populiste d’extrême droite Jair Bolsonaro a perdu au profit de Luiz Inacio Lula da Silva, qui revient sur la scène politique après quelques années derrière les barreaux.

Aux Philippines, c’est « Bongbong » Marcos, le fils de l’ancien dictateur chassé par la rue, qui a pris le pouvoir avec l’accord tacite de son prédécesseur, Rodrigo Duterte. D’ailleurs, c’est la fille de Duterte, Sara, qui occupe maintenant la chaise de la vice-présidence dans ce drôle de jeu dans lequel la démocratie est la grande perdante.

Mais à ce jeu, personne ne bat cette année les conservateurs britanniques, qui ont vu Boris Johnson, Elizabeth Truss et Rishi Sunak se succéder au poste de premier ministre en moins de 12 mois.

Ces transitions répétées à la tête du gouvernement n’ont rien fait pour rassurer la population britannique, qui a dit au revoir à Élisabeth II, plus grand symbole de stabilité du pays pendant 70 ans.

Il faudra voir si les révélations netflixiennes du prince Harry et de sa femme, Meghan Markle, auront un impact sur le nouveau roi, Charles III, qui sera couronné le 6 mai prochain. Une chose est sûre : il n’y a pas qu’au Québec que le serment au roi est remis en cause. Trois pays des Caraïbes veulent tenir un référendum avant 2025 afin de décider du sort de la monarchie constitutionnelle. La Nouvelle-Zélande et l’Australie ont aussi évoqué l’idée d’une consultation populaire, mais à plus long terme.

Le Canada, dans tout ça ? Justin Trudeau, à la veille des funérailles de la reine, a dit qu’il ne voulait pas ouvrir ce dossier et encore moins « débattre » de la question. Le Parti québécois s’en est chargé à sa place.

Jenga

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Le siège des Nations unies, à New York

Si on décolle le nez de l’actualité pour évaluer à quel point le monde a changé en 2022, c’est le jeu de Jenga qui s’impose comme la meilleure métaphore. Au début du jeu, il y a une tour de rectangles de bois qui semble assez solide. On pourrait y voir le système international, composé des instances des Nations unies, des organes du droit international et de toutes les ententes multilatérales qui régissent les rapports entre États, pour rythmer le commerce international, encadrer la guerre et les flots de réfugiés ou pour contrer les changements climatiques.

Bien sûr, cette tour n’était pas intacte le 1er janvier 2022. Cela fait des années que les joueurs retirent des morceaux, en reniant leurs engagements ou en les ignorant. Mais l’année 2022 aura été témoin d’une accélération du processus et, conséquemment, de la fragilisation de la tour. Les Nations unies peinent à amasser les fonds nécessaires pour combattre la terrible crise alimentaire qui affecte 800 millions d’êtres humains ; le Conseil de sécurité est plus paralysé que jamais par les vetos russe et chinois ; le G20 peine à dénoncer l’agression russe en Ukraine à l’unisson.

Mais il n’y a pas que de mauvaises nouvelles. Comme au jeu de Jenga, les morceaux retirés servent à construire de nouveaux étages à la tour. Dans la dernière année, on a pu voir une solidarité grandissante entre les démocraties, une dynamisation de la transition énergétique sous l’impulsion de la guerre en Ukraine ainsi que la création d’un nouveau fonds pour offrir une compensation aux pays les plus touchés par le réchauffement de la planète. Tout n’est pas perdu.

Il reste à voir si les bases du système international construit après la Seconde Guerre mondiale restent assez solides pour soutenir la nouveauté ou s’il sera nécessaire de revoir l’architecture de la tour.

Ah, 2023, te voilà déjà saisie d’un beau mandat !