La télévision avait beau annoncer que l’ancien président de gauche, Luiz Inácio Lula da Silva, ou Lula, venait de remporter l’élection brésilienne, Rafael Soares Gonçalves a attendu avant d’ouvrir la bouteille de champagne qu’il tenait au froid depuis plus d’un mois.

« Je ne voulais pas l’ouvrir tant que la cour électorale n’avait pas reconnu le résultat », m’a dit lundi l’universitaire carioca que je connais depuis mon dernier séjour au Brésil, en 2019.

Ce moment clé a finalement eu lieu vers 20 h dimanche, et l’expert des affaires urbaines et professeur à l’Université pontificale catholique de Rio a enfin pu célébrer en grand la victoire du politicien de gauche dans les rues du quartier de Laranjeiras. Un quartier cossu, mais où les idées de gauche sont prédominantes. La gauche champagne.

Il y avait des cris de joie, des feux d’artifice, des gens en liesse.

« Les gens étaient soulagés ! On avait vraiment peur d’un coup d’État depuis le mois de janvier », me dit-il. Pendant des mois, le président d’extrême droite sortant, Jair Bolsonaro, a affirmé qu’il ne reconnaîtrait pas le résultat de l’élection s’il n’était pas le vainqueur. Que seul Dieu pouvait lui enlever le pouvoir. Pendant des mois, il a remis en doute le fonctionnement des machines électorales.

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Le président désigné du Brésil, Luiz Inácio Lula da Silva, en marge d’une rencontre avec le président argentin Alberto Fernández, lundi

Dimanche, d’ailleurs, jour du vote, Rafael Soares Gonçalves a passé la journée à m’envoyer des textos sur les élections en cours. Des textos un peu paniqués. On rapportait que dans le nord du pays, où Lula est particulièrement populaire, des policiers de la route avaient désobéi aux règles et érigé des barrages routiers qui ralentissaient l’accès aux bureaux de scrutin. Les forces de l’ordre sont réputées proches de Jair Bolsonaro, un ancien militaire.

Mais il semble y avoir eu plus de peur que de mal. Le taux de participation a été supérieur à celui du premier tour, le 2 octobre dernier. Et c’est à l’arraché, avec 50,9 % des voix, que Lula a remporté la présidence.

Une victoire donc, mais dans un pays coupé en deux.

Lundi, après la fête, après le discours de Lula qui a promis de gouverner pour un seul Brésil, les yeux se sont tournés vers le camp Bolsonaro. Le président défait et ses proches supporters allaient-ils crier à la fraude et dénoncer des élections truquées comme Donald Trump et son entourage au lendemain de l’élection de 2020 ?

Tout semblait en place pour que le scénario américain soit réutilisé à la sauce brésilienne, mais une sauce plus épicée. En plus de la police, Bolsonaro, qui a maintes fois vanté l’ancienne dictature militaire du Brésil, compte parmi ses appuis plusieurs généraux hauts gradés.

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Le président défait Jair Bolsonaro, dans le palais de l’Aurore, à Brasília, lundi

Mais au lieu de dénoncer le résultat de l’élection, Jair Bolsonaro s’est enfermé dans le silence. Lundi, au moment d’écrire ces lignes, il n’avait pas dit un mot. Selon les médias brésiliens, il est cloîtré dans la résidence présidentielle de Brasília avec les membres de sa famille.

Pendant ce temps, ses alliés reconnaissent les uns après les autres la victoire de Lula.

Dans les milieux politiques, juridiques, mais aussi au sein de l’Église évangélique, où Bolsonaro tire une grande partie de ses appuis.

« Jair Bolsonaro n’est pas issu d’un parti politique et il n’y a donc pas de structure de parti qui lui est fidèle, explique Rafael Soares Gonçalves. Il n’y a pas l’équivalent d’un Parti républicain comme aux États-Unis pour le soutenir. » C’est sur la base des idées et des intérêts communs que les alliances se font et se défont au Brésil, ajoute-t-il. En quatre ans au pouvoir, Jair Bolsonaro s’est mis plusieurs collaborateurs à dos. « Il semble plutôt isolé aujourd’hui. »

Peut-on conclure pour autant que la passation des pouvoirs se fera sans heurts au Brésil ? Il est beaucoup trop tôt pour l’affirmer. Malgré ses alliances politiques de plus en plus fragiles, Jair Bolsonaro a de larges appuis dans la population, comme le démontre le résultat de l’élection.

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Des partisans de Jair Bolsonaro ont bloqué cette autoroute, lundi, en réaction à la victoire de l’ancien président de gauche Luiz Inácio Lula da Silva.

Hier, des fans déçus ont bloqué des routes dans 12 des 27 États du pays.

Au cours de la campagne électorale, Bolsonaro a maintes fois fouetté ses troupes et un soulèvement de ses adeptes les plus zélés – sur le modèle des émeutes du 6 janvier 2021 à Washington – ne peut donc pas être exclu pour le moment.

M. Bolsonaro a aussi beaucoup de temps devant lui. Ce n’est qu’à la nouvelle année qu’il devra céder le pouvoir à son successeur. « Il pourrait rendre la transition très difficile. Par contre, on a déjà vu l’expérience américaine et nous sommes plus alertes », note Sergio Tavares, professeur d’ingénierie à Rio, qui a lui aussi célébré en grand la victoire de Lula.

À quoi s’attend-il du nouveau président que le Brésil connaît déjà bien ? « Nous venons de passer quatre années difficiles. L’économie était très mauvaise. Les salaires de la grande majorité des gens ont stagné, le chômage a augmenté. La gestion de la pandémie était tout simplement terrible. Et en plus, Bolsonaro a passé tout son mandat à colporter des discours homophobes et misogynes. Avec Lula, on ne peut pas s’attendre à des miracles. Il faudra certainement être patient avant de voir des résultats. »

En attendant, Sergio Tavares compte profiter du sentiment de légèreté qui flotte sur Rio.