Des véhicules blindés calcinés, des chars d’assaut éventrés, des systèmes antiaériens abandonnés en toute hâte. Des corps de civils abattus on ne sait trop pourquoi. Des villageois hagards, l’air d’émerger d’un long cauchemar, qui réalisent que l’occupant russe a déguerpi et qui se jettent dans les bras de leurs libérateurs ukrainiens.

Tout à coup, ça nous prend. Ce sentiment de revoir un vieux film de guerre. Ces images-là, poignantes, on les a déjà vues.

Vrai, la débandade des troupes russes en Ukraine, aussi rapide que spectaculaire, était inattendue. Le conflit s’était enlisé. Le monde s’était habitué, comme il s’habitue à tout. Dupée par une diversion dans le sud du pays, l’armée russe ne s’était pas préparée à cette percée fulgurante dans le nord-est.

Et pourtant, ce n’est pas la première fois que cette armée supposément toute-puissante se disloque sous nos yeux. Lancée le 24 février, l’« opération militaire spéciale » de Vladimir Poutine devait lui permettre d’installer en trois jours, à Kyiv, un régime à sa botte. Dépassés, ses soldats avaient dû battre en retraite, laissant une terrible dévastation dans les banlieues de la capitale.

Depuis, on savait que l’armée russe n’était pas sans failles. Mais on s’attendait à une guerre d’usure. On avait fini par se dire que, face au géant russe, la défaite ukrainienne n’était probablement qu’une question de temps.

En Europe, où la crise énergétique menace des millions de citoyens, le doute s’était installé. Ne serait-il pas mieux de faire la paix, question d’abréger les souffrances du peuple ukrainien ? Ne serait-il pas temps de négocier avec Vladimir Poutine, seul responsable de cet immense et tragique gâchis ?

Mais voilà que cette contre-offensive change à nouveau notre perspective. Elle nous rappelle que non, une victoire de l’Ukraine ne relève pas de l’impossible.

Pendant que les forces russes étaient en déroute, samedi, Vladimir Poutine inaugurait une grande roue à Moscou. Sous les feux d’artifice, le maître du Kremlin festoyait dans la capitale, l’air de rien.

Et pourtant. Ses problèmes ne se limitent plus à l’Ukraine. En Russie, la grogne monte. Des députés municipaux réclament même sa démission. D’anciens militaires osent critiquer l’incompétence de son état-major.

Certains appellent à la guerre totale : pour écraser l’Ukraine, insistent-ils, Moscou doit envoyer ses citoyens russes au front, en masse.

Rien ne va comme prévu. La modeste opération militaire spéciale, censée ramener l’Ukraine dans le giron du Kremlin sans trop déranger le bon peuple russe, n’en finit plus de dérailler.

Le sentiment nationaliste ukrainien – ce pays qui, selon Poutine, n’existe pas – s’est démultiplié. Les rangs de l’OTAN ont grossi avec l’adhésion de la Finlande et de la Suède. Et l’armée russe ne peut plus faire semblant. À la face du monde, elle paraît désormais faible et incapable.

Au point de forcer Moscou à retirer définitivement ses troupes d’Ukraine ?

Si ça continue à déraper comme ça… pourquoi pas ?

Pour qu’un tel scénario se produise, bien sûr, l’Occident doit maintenir le cap. Fermement. Résolument.

La contre-offensive de l’Ukraine aurait assurément échoué sans l’aide militaire, cruciale, fournie par ses alliés, les États-Unis en tête. L’Occident doit continuer – et même accroître, en cette période décisive – ses livraisons d’armes en Ukraine. Il doit maintenir ses sanctions économiques contre Moscou.

Ce n’est plus le temps des discours sur l’inefficacité des sanctions : elles fonctionnent. La Russie est plongée en récession. La pression populaire sur le régime Poutine ne peut que s’accentuer.

Ce n’est plus le temps, pour le Canada, d’accorder des exemptions à la Russie, sous prétexte d’éviter ses pièges. Pour que les sanctions fonctionnent, il faut les appliquer – et accepter ses conséquences.

Il y en aura. Pris à la gorge, Poutine coupera le gaz à l’Europe. Dans les chaumières, la solidarité avec l’Ukraine se refroidira à mesure que le mercure chutera.

« Notre confort énergétique et notre prospérité économique ne peuvent être notre seul horizon, écrit pourtant Le Monde en éditorial. Changer de cap sur les sanctions reviendrait à conforter Vladimir Poutine dans sa vision d’une Europe pleutre et incapable de tenir sa place dans l’histoire. »

Nul doute que l’hiver sera dur en Europe. Surtout en Ukraine, où les citoyens ne souffriront pas juste des pénuries de gaz et d’électricité, on s’en doute malheureusement trop bien.

Dimanche soir, le président Volodymyr Zelensky a prédit que l’hiver déterminera l’avenir de son peuple. Adressé aux Russes, son discours était déterminé, sans compromis :

« Lisez sur mes lèvres. Sans gaz ou sans vous ? Sans vous.

« Sans électricité ou sans vous ? Sans vous.

« Sans eau ou sans vous ? Sans vous.

« Sans nourriture ou sans vous ? Sans vous.

« Parce que le froid, la faim, l’obscurité et la soif ne sont pas aussi terribles et mortels pour nous que votre “amitié et fraternité”. »