Remporter l’Oscar du photojournalisme, ce n’est pas rien. Pour la photo de l’année du World Press Photo, un gagnant est sélectionné parmi des dizaines de milliers de clichés envoyés des quatre coins du monde. Mais la plus récente lauréate, l’Albertaine Amber Bracken, n’a pas le cœur à la fête.

« À cause du contenu de ma photo, ce serait difficile de célébrer. La douleur qu’elle représente est toujours à vif pour ceux qui sont en deuil », dit-elle, en levant les yeux vers une reproduction agrandie de l’image qui lui a valu les grands honneurs.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Amber Bracken devant sa photo Kamloops Residential School, qui lui a fait gagner le World Press Photo

On y voit des croix de bois sur lesquelles sont suspendues de petites robes dans des teintes d’orange et de rouge. Ces croix font partie d’une installation que Snutetkwe Manuel, artiste et militante autochtone, a conçue pour la route qui mène à l’ancien pensionnat autochtone de Kamloops. C’est là qu’en mai 2021, on a découvert pour la première fois des tombes d’enfants anonymes.

Sur la photo d’Amber Bracken, on voit ces croix qui représentent les petits disparus, mais aussi un ciel orageux transpercé par un arc-en-ciel. Tout y est : l’horreur, la peine, la colère, la rédemption.

Amber Bracken, qui a fait la photo pour le New York Times, n’est pas tombée sur la scène fortuitement. Entre deux affectations.

Depuis qu’elle a quitté son emploi à l’Edmonton Sun en 2013 pour se concentrer entièrement sur ses projets de photojournalisme, son travail est consacré en grande partie à documenter les luttes et le quotidien des Autochtones. « Mon premier projet personnel portait sur un centre pour jeunes marginalisés, où il y avait des ateliers d’art, de musique, mais aussi des travailleurs sociaux. J’y ai été bénévole. J’ai vite réalisé que 90 % des jeunes qui fréquentaient le centre étaient autochtones », raconte-t-elle.

Je pensais que j’allais photographier de jeunes rappeurs, mais j’ai vite compris que ce que je voyais, c’était une illustration du traumatisme intergénérationnel [qui afflige les enfants des survivants des pensionnats]. Si ce n’avait été des pensionnats, ils ne se seraient pas trouvés là.

Amber Bracken, gagnante du World Press Photo

Consultez le site web d’Amber Bracken

La photojournaliste s’est aussi intéressée aux grandes batailles de l’Ouest canadien et américain, documentant les manifestations anti-oléoduc et anti-gazoduc dans la réserve autochtone de Standing Rock, au Dakota du Nord, et sur le territoire des Wet’suwet’en, en Colombie-Britannique.

En novembre dernier, elle est devenue elle-même la manchette d’une des actions de résistance qu’elle couvrait. Avec un collègue, elle a été arrêtée par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et détenue pendant trois jours.

« Nous avons été détenus dans des cellules froides. On nous a pris presque tous nos vêtements, on nous a refusé l’accès à une brosse à dents et à du savon. Nous pouvions parler seulement avec nos avocats », a écrit la photojournaliste après avoir été libérée.

À l’époque, elle a rédigé un récit pour dénoncer les pratiques de la GRC à l’égard des journalistes, mais aussi des militants autochtones.

« Je ne vois pas comment on peut considérer comme normal que des hommes en habits militaires, avec de l’armement lourd, soient déployés pour faire face à des manifestants pacifiques et non armés, dit-elle aujourd’hui. La répression pratiquée par la GRC sur le territoire des Wet’suwet’en semble conçue pour intimider et pour convaincre [les militants] d’abandonner leurs droits. »

Si elle se réjouit un tant soit peu pour son prix, c’est d’abord parce qu’elle a l’impression d’avoir davantage l’oreille de ceux à qui elle propose des projets de photoreportage sur les sujets qui l’interpellent.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Kamloops Residential School, d’Amber Bracken, à l’exposition du World Press Photo, à Montréal

Et parce qu’elle a l’occasion de voyager avec l’exposition internationale de World Press Photo, qui fait actuellement escale — jusqu’au 2 octobre — au Marché Bonsecours dans le Vieux-Montréal. Avant de venir chez nous, Amber Bracken a pu parler de son travail en Europe et en Amérique latine. « Je ne m’attendais pas à ce que les gens en sachent si peu sur les pensionnats pour Autochtones. J’ai dû me préparer pour parler de cette histoire complexe et sombre », dit-elle.

À elle seule, le photographe d’Edmonton illustre la petite révolution qui a eu lieu dans la dernière année au sein du concours World Press Photo.

Pour assurer une plus grande représentation de la planète entière, les organisateurs du concours, fondé en 1955, ont choisi pour la première fois cette année des gagnants régionaux avant de couronner quatre lauréats internationaux.

Résultat : des continents sous-représentés dans le concours, dont l’Afrique et l’Asie du Sud-Est, ont enfin une place de choix. Et les photographes locaux, qui immortalisent leur propre pays, sont beaucoup plus présents parmi les lauréats que les photographes parachutés en pays étranger, anciens chouchous du concours.

PHOTO LALO DE ALMEIDA, TIRÉE DU SITE WORLD PRESS PHOTO

Amazonian Dystopy, du photographe Lalo de Almeida, a remporté le prix World Press Photo pour un projet à long terme.

C’est donc un photographe brésilien qui a signé un reportage primé sur la forêt amazonienne et un Australien qui traite des techniques de prévention des incendies de forêt pratiquées par les Aborigènes d’Australie. Une photographe équatorienne, elle, a exploré la disparition des semences au profit de la monoculture. L’environnement, la colonisation et la dépossession sont les thèmes centraux reliant les œuvres récompensées.

Manifestement, tourner l’objectif vers soi n’est pas moins douloureux que de rendre compte du drame des autres.