C’était en 1991. Le dissident Vladimir Boukovski était rentré d’exil pour interpeller le nouveau président russe, Boris Eltsine. Pour le convaincre de mettre sur pied un grand procès pour juger les crimes de l’époque soviétique, qui venait de se terminer. Et il a réussi.

Au début de son premier mandat, Boris Eltsine a donné son aval à la création d’une commission pour scruter l’ensemble de la machine de répression soviétique, qui à elle seule a fait au bas mot 20 millions de morts en 70 ans. Goulags, exécutions arbitraires, empoisonnements, internements dans des hôpitaux psychiatriques : tous les moyens étaient bons pour faire régner la peur. Faire taire la dissension.

Au cœur de ce système à broyer les libertés, il y avait bien sûr le Parti communiste et tous ses apparatchiks, mais aussi le KGB et les organisations infiltrées par les services secrets, incluant l’Église orthodoxe. Dans un procès, tout ce beau monde allait faire face à ses responsabilités.

Pour mener à bien la commission historique échafaudée par Vladimir Boukovski, un panel impressionnant d’experts russes et étrangers a été sélectionné.

Et puis ?

Et puis, plus rien. En 1992, Boris Eltsine a abandonné l’idée de ce procès, et les crimes de l’époque soviétique restent à ce jour impunis.

« Encore aujourd’hui, les Russes ne connaissent qu’environ 10 % des crimes qui ont été commis contre eux pendant la période soviétique. On les a toujours pris pour des enfants qu’on peut manipuler, à qui l’on ment sans arrêt », dit Hélène Blanc, russologue et chercheuse au Centre national de recherche scientifique (CNRS), jointe à Paris.

Dans son livre Nuremberg du communisme, le procès interdit, publié en 2017, Mme Blanc raconte cette histoire oubliée, mais terriblement d’actualité en ce jour qui marque le sixième mois de l’invasion russe de l’Ukraine.

Parce qu’un évènement historique a ouvert la voie à l’autre.

L’Allemagne nazie a eu les procès de Nuremberg. L’Afrique du Sud de l’apartheid a eu sa Commission de vérité et de réconciliation. La Russie soviétique, elle, a eu l’impunité mur à mur.

Ce n’est donc pas très surprenant que le dirigeant de la Russie postsoviétique — issu des rangs d’un KGB à peine réinventé — se croie au-dessus du droit et de la justice. Chez lui, mais aussi à l’étranger. En Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie et maintenant en Ukraine.

Vladimir Poutine a une formation en droit, mais il montre sans arrêt qu’il n’a rien à faire des accords internationaux ou des conventions qui régissent le traitement des civils dans un conflit ou encore le sort réservé aux prisonniers de guerre.

Hélène Blanc, russologue

La multiplication des crimes de guerre commis par la Russie en Ukraine illustre son propos. Même si ces violations répétées du droit international et du droit de la guerre sont documentées en temps réel depuis le début du conflit, et en dépit du fait que les tribunaux internationaux en sont déjà saisis, Vladimir Poutine continue pour le moment de sévir sans craindre de voir Interpol débarquer au Kremlin.

Si j’ai voulu me repencher sur ce chapitre occulté de l’histoire russe, c’est en partie parce que j’ai été surprise par les réactions de plusieurs lecteurs après la publication le mois dernier d’une chronique sur Vladimir Fédorovski, ancien diplomate de l’ère Gorbatchev.

Lisez la chronique « “Poutine n’est pas un dingo” »

Pour mettre fin à la guerre, ce dernier enjoint à l’Ukraine et aux pays occidentaux de conclure une entente avec la Russie le plus rapidement possible, et ce, même si cela implique de découper l’Ukraine de manière permanente en accordant l’indépendance à la Crimée et au Donbass.

M. Fédorovski suggère même que l’Occident — par l’entremise d’un nouveau plan Marshall — paye pour la reconstruction du pays détruit par Moscou. Et tout ça, pour éviter que Vladimir Poutine ait recours à l’arme nucléaire.

Vous avez été nombreux à accueillir avec enthousiasme cette proposition, mais permettez-moi de m’inscrire en dissidence.

Si le passé éclaire l’avenir, le chemin de l’apaisement semble être le pire à emprunter pour freiner Vladimir Poutine dans ses velléités. Si l’Ukraine, avec l’appui de l’Occident, pliait l’échine maintenant, qu’est-ce qui empêcherait le président russe de s’en prendre à un autre pays dans quelques mois ou de reprendre le harcèlement envers son voisin ?

Rien, nada, nichevo.

Car si l’histoire russe nous démontre une chose, c’est bien que les crimes impunis ont tendance à faire des petits. Les Ukrainiens, qui célèbrent aujourd’hui dans la peur le 31e anniversaire de leur accession à l’indépendance, en payent déjà trop chèrement le prix.