Shukria Barakzai a eu plus de vies qu’un chat de Pallas, un félin sauvage qu’on retrouve dans son Afghanistan natal.

Battue dans la rue par les talibans lorsqu’ils étaient au pouvoir pour la première fois dans les années 1990, l’Afghane a répliqué en fondant des écoles clandestines pour les filles.

Quand ces mêmes talibans ont été renversés par les Américains et leurs alliés en 2001, elle est devenue la première femme journaliste du pays, fondant un magazine consacré aux questions entourant les droits de ses concitoyennes.

Après avoir contribué à la rédaction de la Constitution afghane en 2003 et avoir siégé au Parlement à titre de députée démocratiquement élue, elle a survécu à un attentat dirigé contre elle. Trois autres personnes de son entourage ont péri ce jour-là.

Réalisant avec grande tristesse que sa présence en Afghanistan mettait ses proches en danger, elle a accepté de devenir ambassadrice d’Afghanistan à Oslo. Pour un temps.

En août dernier, de retour à Kaboul, elle a bien failli tomber aux mains des talibans lorsqu’ils ont repris le pouvoir. Les islamistes rigoristes la cherchaient partout en ville et elle a dû se déplacer de maison en maison. Heureusement, après une semaine de cavale et de peur, les secours sont finalement arrivés et Shukria Barakzai a pu partir avec sa famille en Grande-Bretagne. In extremis.

Étrangement, c’est le plus récent chapitre de sa vie — celui de l’exil de la dernière année — qui est à ce jour le plus douloureux. Celui qui la tue à petit feu.

« C’est l’enfer. Tellement difficile. En Afghanistan, j’avais un statut, des réalisations, ma propre maison, mes propres commettants [en tant que députée]. Maintenant, je ne suis personne », m’a dit cette semaine Shukria Barakzai, de Londres, où elle tente de refaire sa vie.

La politicienne et féministe de 50 ans a bien essayé de se trouver un emploi pour assurer sa subsistance et celle de ses quatre enfants, mais elle essuie refus après refus.

Il semble que mon expérience ne concorde pas avec ce qui est recherché sur le marché du travail en Grande-Bretagne.

Shukria Barakzai

Sans le sou, mère de famille monoparentale, elle sera bientôt expulsée de l’appartement qu’elle a loué dans la capitale britannique.

La chute est vertigineuse pour celle qui a tenu tête aux talibans comme aux seigneurs de la guerre qui se sont infiltrés en politique dans les années 2000. Pour celle qui a toujours refusé de baisser les bras dans les circonstances les plus périlleuses.

Sa situation est loin d’être unique parmi les milliers d’acteurs clés de la société afghane — journalistes, politiciens, entrepreneurs, intellectuels, militants des droits de la personne, féministes de renom — qui ont dû fuir l’Afghanistan pour sauver leur peau.

Des efforts ont été déployés par les gouvernements étrangers pour mettre ces forces vives à l’abri, mais une fois en sécurité, ces dernières se sentent souvent abandonnées à leur sort. Noyées dans la grande mer des migrants.

« Tous les professionnels afghans qui sont partis pour l’étranger ont d’énormes difficultés à se trouver un travail dans leur domaine ou leur champ d’expertise. Aux États-Unis, la plupart d’entre eux travaillent dans des magasins, des usines, des restaurants », témoigne Akbar Shinwari, joint en Ohio.

Akbar, qui a été mon interprète et mon guide en Afghanistan — mon fixeur, pour reprendre le jargon du métier — est lui-même dans cette situation.

Évacué d’Afghanistan par le Qatar en août dernier, il a vécu dans l’incertitude pendant huit mois entre Doha et le Kosovo avant d’être réinstallé aux États-Unis avec sa femme et ses cinq enfants. D’abord soulagé de pouvoir poser ses valises pour de bon, il a vite réalisé qu’il lui serait difficile, voire impossible, de trouver un emploi dans les médias, et ce, même s’il a consacré sa vie au journalisme pendant 20 ans.

Et il a très peu de temps pour dégoter un boulot. Aux États-Unis, les réfugiés reçoivent un soutien financier de l’État pendant trois mois seulement. Après, ils doivent se débrouiller.

La déqualification n’a rien de nouveau en contexte d’exil. Le phénomène est bien connu. Une fois arrivés dans leur pays d’asile, les exilés mettent souvent des années, voire des décennies à retrouver un statut professionnel équivalent à celui laissé derrière. Certains n’y arrivent jamais.

Dans le contexte afghan, cette fragilisation des compétences est particulièrement inquiétante. Depuis 40 ans, le pays a perdu plus de 6 millions de ses citoyens — soit 15 % de sa population — et fait face à l’un des plus grands exodes des cerveaux de l’histoire contemporaine.

Et c’est aujourd’hui même que le pays d’Asie centrale — l’un des plus pauvres au monde — a besoin de l’énergie de sa diaspora. Qui d’autre tiendra tête aux talibans ? Qui d’autre pourra présenter le point de vue des Afghans aux gouvernements occidentaux qui y investissent toujours des milliards de dollars en aide humanitaire ?

Si elle est sans emploi à Londres, Shukria Barakzai ne chôme pas. En fait, elle travaille jour et nuit pour écrire des articles, donner des entrevues sur le sort de son pays et pour faire du lobbying auprès des gouvernements étrangers. « Mais tout ça, je le fais bénévolement », se désole-t-elle, sachant très bien qu’un emploi alimentaire lui déroberait tout ce temps précieux.

La bonne nouvelle, c’est qu’il existe des initiatives intéressantes pour nourrir le talent afghan. On peut penser notamment à l’Initiative de recherche afghane, financée par le Centre de recherche pour le développement international (CRDI) d’Ottawa, qui soutiendra le travail de recherche et de prise de parole d’une centaine d’intellectuels afghans en exil. Des universités américaines et européennes ont aussi conçu des bourses destinées aux penseurs afghans. Voilà des pas dans la bonne direction.

Un an après le retour au pouvoir des talibans, alors que l’urgence fait place au marathon, espérons que ces projets feront des petits. Beaucoup de petits.

Pour que les Shukria Barakzai de ce monde, qui pendant 20 ans ont été la fierté de l’Afghanistan, retrouvent leur force de frappe. Où qu’ils ou elles soient.