Les Orques. C’est comme ça que les Ukrainiens appellent les soldats russes qui mènent une brutale guerre de conquête dans leurs villes, leurs villages, leurs ports et leurs campagnes. Les Orques, comme les créatures barbares et sanguinaires du Seigneur des anneaux. À voir les tactiques moyenâgeuses de certains soldats, on peut malheureusement comprendre pourquoi les Ukrainiens leur ont attribué ce sinistre surnom.

Il y a quelques jours encore, le gouverneur de Louhansk, Serguiï Gaïdaï, a diffusé une photo horrible qui a vite fait le tour des réseaux sociaux. On y voit la tête d’un homme plantée sur un piquet à Popasna, une ville de l’Est tombée aux mains des troupes tchétchènes après le retrait de l’armée ukrainienne.

Une atrocité. Une de plus, à ajouter à la liste noire qui s’allonge depuis l’invasion de l’Ukraine par les forces russes. Les témoignages s’accumulent : massacres, viols utilisés comme arme de guerre, bombardements aveugles, torture de prisonniers de guerre, déportation de centaines de milliers de civils…

Mais bon, les forces ukrainiennes ont deux ou trois choses à se reprocher, elles aussi, gronde Amnistie internationale. C’est que, voyez-vous, en résistant à l’envahisseur, les soldats ukrainiens se trouvent à mettre des civils en danger. Imaginez : ils s’installent parfois dans des écoles vides. Certains d’entre eux se reposent dans des hôpitaux. Pire, ils refusent de camper en forêt, s’obstinant à s’installer dans des zones résidentielles. Alors, forcément, quand la Russie se déchaîne, ça fait des victimes collatérales.

Je paraphrase, bien sûr, mais c’est, en substance, ce que conclut la célèbre ONG dans un rapport publié le 4 août et critiqué de toutes parts, depuis. Avec raison.

En Ukraine, ce rapport a été reçu comme une gifle.

Le président Volodymyr Zelensky a accusé l’organisme de défense des droits de la personne de créer de fausses équivalences en mettant la victime et l’agresseur sur un pied d’égalité. Il n’a malheureusement pas tort.

Amnistie internationale « regrette profondément » la détresse et la colère provoquées par son rapport, mais « maintient entièrement ses conclusions ». Pas question de s’excuser. La secrétaire générale Agnès Callamard accuse même les « trolls » des réseaux sociaux d’alimenter la controverse et de verser dans la propagande et la désinformation.

C’est pourtant Amnistie internationale qui tord la réalité du terrain – et qui pulvérise sa propre crédibilité en jouant le jeu de Vladimir Poutine.

Il fallait s’y attendre : Moscou s’est jeté sur ce rapport comme la misère sur le pauvre monde. Plus besoin d’alimenter la machine à propagande, Amnistie internationale se charge de tout !

Le rapport confirme que « le régime criminel de Kyiv ne ressent aucune empathie pour sa propre population », s’est félicitée l’ambassade de Russie aux États-Unis. « Bien avant le début de l’opération spéciale, nous avions averti la communauté mondiale de la nature inhumaine des autorités ukrainiennes. »

Soyons clairs : rien n’indique, dans le rapport, que des civils aient servi de boucliers humains à l’armée ukrainienne. Au contraire, si des soldats sont postés dans des quartiers résidentiels, c’est justement pour défendre ceux qui y habitent ! Ne pas le faire équivaudrait à laisser les civils à la merci des forces russes. On a vu ce que ça donne à Boutcha.

Le rapport reproche absurdement aux soldats ukrainiens de ne pas se battre en forêt ou dans un no man’s land quelconque pour éviter toute perte civile.

À ce compte-là, autant leur demander de donner à leurs ennemis les clés des villes et des villages qu’ils ont pour mission de défendre.

Et puis, le rapport passe totalement sous silence les appels répétés des autorités ukrainiennes à évacuer les zones de conflit. Le 30 juillet, par exemple, Kyiv a annoncé l’évacuation de 200 000 habitants de la région de Donetsk non occupée. Ceux qui refusent de partir doivent signer un formulaire stipulant qu’ils reconnaissent les risques encourus…

Amnistie internationale se défend : elle a fait une enquête impartiale. Elle ne prend pas parti. Elle reste au-dessus de la mêlée.

C’est son rôle, d’accord. Mais elle ne peut pas faire abstraction du contexte. La mêlée, dans ce cas-ci, est une guerre d’agression, menée par une superpuissance déterminée à écraser un pays souverain. Il y a quelque chose d’indécent à faire la morale à un peuple qui se bat pour sa survie.

Tout se passe comme si les enquêteurs d’Amnistie internationale avaient obstinément refusé de tenir compte de ce contexte. Comme s’ils s’étaient contentés de cocher des cases.

L’ONG a d’ailleurs écarté ses employés ukrainiens de l’enquête, refusant d’entendre leur point de vue, a révélé Oksana Pokaltchouk, responsable d’Amnistie internationale en Ukraine, qui a démissionné en guise de protestation. « Tout s’est écrasé contre le mur de la bureaucratie et la barrière de la langue des sourds, a-t-elle déclaré. […] Si vous ne vivez pas dans un pays envahi par des occupants qui le déchirent, vous ne comprenez probablement pas ce que c’est de condamner une armée de défenseurs. »

Il ne s’agit pas de fermer les yeux sur les exactions que des soldats ukrainiens ne manqueront pas de commettre – certains en ont déjà commis, d’ailleurs, contre les prisonniers russes. Les autorités ukrainiennes ont évidemment le devoir moral de ne laisser aucun crime de guerre impuni.

Mais, de grâce, n’accusons pas les troupes ukrainiennes de défendre leurs villes et leurs villages. Si elles ne le faisaient pas, Amnistie internationale aurait bientôt à rédiger un rapport beaucoup plus sanglant.