À une autre époque, Vladimir Fédorovski était de ceux qui soufflaient des conseils à l’oreille de Mikhaïl Gorbatchev, alors que ce dernier tentait de réformer le régime communiste de l’Union soviétique de l’intérieur.

Il était au côté du secrétaire général lorsqu’il a laissé les pays derrière le rideau de fer – la Pologne, l’Allemagne de l’Est et les autres – prendre leurs distances avec Moscou. Là aussi lors des négociations qui ont permis de mettre fin à la guerre froide.

Au téléphone, l’ancien diplomate raconte qu’il était aussi là quand James Baker, secrétaire d’État de George Bush père, a promis à Édouard Chevardnadze, alors ministre des Affaires étrangères de l’Union soviétique, que l’OTAN n’allait pas s’étendre d’un seul pouce vers l’est après la fin des relations glaciales. Une promesse reniée depuis.

PHOTO L'ACTUALITTÉ / CREATIVE COMMONS, TIRÉE DE WIKIPÉDIA

Vladimir Fédorovski, en 2015

« À l’époque, nous rêvions d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural », dit aujourd’hui M. Fédorovski, qui, après avoir été à la tête d’un parti de l’opposition dans la Russie postcommuniste, s’est refait une vie d’écrivain en France.

C’est la publication de son quelque 50e essai, Poutine, l’Ukraine, les faces cachées, qui a été le prétexte à notre discussion. Un livre publié à la hâte par l’homme de père ukrainien et de mère russe.

PHOTO TIRÉE DU SITE DES ÉDITIONS BALLAND

Le 50e essai de Vladimir Fédorovski

Aujourd’hui, Vladimir Fédorovski est incapable de dormir sur ses deux oreilles. Il a le sentiment que l’apocalypse est à l’horizon et qu’il y a contribué, il y a de cela 30 ans, en prenant part au démantèlement du bloc communiste.

C’était, selon lui, un rouage important dans le processus historico-politique qui a mené à l’invasion russe de l’Ukraine et à la menace d’une Troisième Guerre mondiale.

Ce moment de tous les dangers, dit-il, n’est pas l’œuvre d’un seul homme isolé qui impose une guerre à son voisin et à son peuple.

Les spécialistes de la COVID-19 de l’an dernier sont soudainement devenus experts de la Russie et de l’Ukraine. Ils disent que Poutine est un dingo, mais en fait, Poutine est tout simplement un produit de l’Histoire.

Vladimir Fédorovski

L’écrivain prend le soin d’ajouter qu’il n’a jamais été un fan du président russe. Et ce, depuis leur toute première rencontre à Saint-Pétersbourg, alors que Vladimir Poutine était le bras droit du maire de la deuxième ville de Russie.

Il est tout à fait humain de vouloir croire qu’un seul individu en haut de la pyramide – un tyran, un dictateur paranoïaque – peut être seul responsable des pires atrocités de la planète, d’une guerre fratricide. Qui ferait ça en étant sain d’esprit, en étant bien entouré ? se demande-t-on.

Le problème, c’est que cette analyse de la situation centrée sur le « leader fou » nous a plus d’une fois desservis. Pensez à Saddam Hussein en Irak ou à Mouammar Kadhafi en Libye. On les disait tout-puissants. Seuls capitaines de bateaux propulsés par la peur. Leur disparition n’a pourtant pas eu l’effet d’un coup de baguette magique. Tant en Irak qu’en Libye, c’est le chaos qui a pris le pas.

À trop regarder le sommet enneigé d’un régime, on oublie trop souvent que toute une montagne le soutient. Une montagne de sympathisants et d’individus qui y trouvent leur compte.

En Russie, Poutine s’est construit une base tentaculaire grâce à l’ancienne garde communiste, aux croyants orthodoxes, aux services de renseignement et au cercle d’oligarques qui lui restent fidèles. C’est sans parler des millions de Russes qui sont sortis de la pauvreté après son arrivée au pouvoir.

Selon Vladimir Fédorovski, si Poutine disparaissait du jour au lendemain, on n’assisterait pas à l’émergence d’un mouvement démocratique pro-occidental en Russie, mais plutôt au renforcement des tendances néostaliniennes déjà à l'œuvre.

« La Russie est une civilisation avec une grande culture, mais les Russes ont le sentiment qu’on les a méprisés. Poutine n’est qu’un phénomène engendré par cette perception », prévient-il. Une perception que Poutine a certes nourrie à coups de propagande, mais dont il n’est pas le créateur. Et qui ne s’éclipsera pas avec lui.

Pour éviter une rupture complète entre la Russie et l’Occident, il faut négocier une entente le plus rapidement possible avec le Kremlin, croit l’ancien conseiller de Gorbatchev. Une entente qui pourrait comprendre un statut neutre pour l’Ukraine, ainsi que l’indépendance de la Crimée et du Donbass. Une entente qui prévoirait aussi un plan Marshall occidental pour rebâtir le pays détruit par l’invasion russe.

Vladimir Fédorovski convient que le remède qu’il prescrit n’est pas digeste, mais il croit qu’il est moins destructeur que toutes les autres options : une victoire russe en Ukraine, une guerre sans fin ou l’utilisation d’une arme nucléaire tactique russe en cas de victoire militaire ukrainienne. L’apocalypse tant redoutée.

« Je ne suis pas le seul à penser de la sorte. Il y a aussi d’anciens officiers des services secrets russes qui disent la même chose, dit l’ancien diplomate. Il faudrait peut-être nous écouter un peu. »