C’est un des endroits les plus iconoclastes de Moscou. Un diner à l’américaine à l’ombre d’une immense statue de Lénine. Pendant des décennies, ç’a aussi été le lieu de rencontre des journalistes canadiens établis dans la capitale russe. Un club très inclusif dont Fred Weir était le président implicite, le doyen.

Un doyen qui m’a ouvert les bras et son carnet de contacts quand j’étais une journaliste en herbe en Russie, à la fin des années 1990.

« J’y vais encore, au Starlite Diner, par nostalgie, mais on est loin des jours où on y faisait des fêtes. Il n’y a presque plus de journalistes canadiens en Russie. Je suis un peu esseulé », dit celui qui est arrivé à Moscou en 1986. En pleine pérestroïka. Alors que Mikhaïl Gorbatchev libéralisait le régime communiste. Il a vu beaucoup d’eau couler dans la Volga depuis.

Bien sûr, des décisions récentes du Kremlin expliquent la disparition – qu’on espère temporaire – des journalistes canadiens dans la capitale russe. Comme beaucoup de médias étrangers, CBC et Radio-Canada ont retiré leurs reporters du pays et fonctionnent avec un bureau réduit depuis l’adoption d’une loi de censure qui rend les journalistes passibles de 15 ans de prison s’ils publient de « fausses informations » (lire : contraire à la propagande du Kremlin) sur ce que la Russie appelle son « opération militaire spéciale » en Ukraine.

Ajoutez à cela que la Russie est l’un des pays qui malmènent le plus leurs journalistes.

L’an dernier, avant même le tour de vis lié à la guerre, la Russie arrivait au 150e rang sur 189 pays pour l’état lamentable de la liberté de la presse au classement de Reporters sans frontières (RSF). Il n’y a pas de doute que le pays a dégringolé dans ce palmarès.

Malgré ce que RSF appelle le « climat étouffant pour les voix indépendantes », Fred Weir, lui, a décidé de persister et signer. Il se plie aux règles en vigueur sans avoir l’impression de dénaturer son travail. « Je serais un bien piètre écrivain si je n’étais pas capable de dire ce que j’ai à dire en contournant ces règles », dit en riant celui qui, depuis 20 ans, met sa plume au service du Christian Science Monitor, un média américain.

Il a auparavant été correspondant de La Presse Canadienne, a écrit pour le Hindustan Times, The Independent de Londres et le South China Morning Post, après avoir fait ses débuts en Union soviétique dans un journal communiste, le Canadian Tribune. « Je viens d’une famille communiste. Je suis un bébé aux couches rouges », explique-t-il aujourd’hui. Il s’est marié avec une Russe, Maria, au tout début de son séjour.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER @FREDWEIR3

Fred Weir, journaliste canadien vivant à Moscou

Une lente attrition

Selon le reporter vétéran, il n’y a pas que les limites à la liberté de la presse qui ont un impact sur la qualité de l’information qui nous provient de Russie. Au cours des ans, bien avant l’adoption en février de lois de censure, il a été témoin du rétrécissement de la couverture internationale de la Russie en général et du journalisme canadien en particulier.

Au début des années 2000, en pleine ascension de Vladimir Poutine, il y avait huit correspondants canadiens permanents dans la capitale russe, dont ceux du Toronto Star, du Globe and Mail et de CTV. Ils sont tous partis depuis. La Presse Canadienne, ancien employeur de Fred Weir, a aussi fermé son bureau moscovite.

Que s’est-il passé ? À la fois une crise des revenus dans les médias qui a eu un impact direct sur les postes de correspondant à l’étranger, mais aussi un certain désintérêt géopolitique pour le pays. Le nombre d’histoires émanant de la Russie a fondu, note Fred Weir.

« Aujourd’hui, la plupart des articles sur la Russie sont écrits à l’étranger et citent des sources qui sont à l’étranger, pas des sources russes », se désole-t-il.

En résulte une image assez déformée de la Russie et de la situation qui y prévaut. « Si j’avais reçu 1 $ pour chaque article d’un média étranger qui explique que la Russie va à sa perte depuis 20 ans, je serais riche », dit-il avec ironie.

Ces jours-ci, il ne voit pas un pays sur le bord de l’effondrement économique, comme la plupart des commentateurs le suggèrent à Londres ou à New York, mais plutôt un pays qui grouille de vie.

« C’est choquant de voir comment la vie est normale en ce moment. À Moscou, tout est ouvert, les cafés débordent. Le rouble est plus fort qu’avant le début de la guerre », dit Fred Weir. Méchant contraste avec les idées reçues.

La Russie ne fait rien pour aider sa cause afin que sa réalité soit mieux dépeinte dans les médias étrangers. En plus des lois liberticides, le pays n’accorde peu ou pas de visas aux journalistes qui veulent s’y rendre (j’en sais quelque chose !). Et elle rend la vie très difficile à ceux qui y sont, comme Fred Weir.

« Je dois faire renouveler mon accréditation journalistique tous les trois mois. C’est un cauchemar bureaucratique. Et j’ai beau avoir une résidence permanente russe, sans mon accréditation, il m’est impossible de travailler. »

Même après 40 ans dans un pays qui est autant le sien que le Canada.