Imaginez si l’animateur Guy A. Lepage était condamné à la prison à perpétuité sans possibilité de libération parce qu’il a porté un carré rouge et critiqué la position du gouvernement pendant le printemps érable de 2012.

Impensable, vous dites-vous ? Transposez ce scénario en Turquie.

Lundi, l’homme d’affaires, philanthrope et militant progressiste Osman Kavala a reçu la plus dure des peines possibles dans le Code criminel turc depuis l’abolition de la peine de mort dans le pays. Malgré l’absence de preuves contre lui et la dissension d’un des trois magistrats qui ont entendu la cause, le tribunal d’Istanbul l’a reconnu coupable de « tentative de renversement du gouvernement » et l’a condamné à une peine de prison à perpétuité sans remise de peine.

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Osman Kavala

On lui reproche d’avoir fomenté et soutenu les manifestations du parc Gezi de 2013. Ce mouvement – aux airs de printemps érable – tentait de faire avorter la construction d’un centre commercial dans le cœur d’Istanbul. Réprimé durement par les autorités, le mouvement s’est répandu à la grandeur du pays et a révélé au monde le caractère autoritaire du gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan.

À l’époque, Osman Kavala, connu pour son combat pour les droits de la personne et la démocratie depuis les années 1980, a dénoncé les méthodes répressives du gouvernement.

Niant toutes les allégations voulant qu’il ait financé les manifestations, l’héritier d’une grande entreprise familiale a affirmé que son implication matérielle s’était limitée à apporter « des pâtisseries et des masques » à quelques-uns des manifestants. « La peine de prison à vie est une tentative d’attentat contre moi qui ne peut pas être expliquée par des raisons légales », a-t-il dit aux juges lundi.

Joint en France, où il a trouvé refuge, son ami Ahmet Insel n’en revient tout simplement pas de l’absurdité de la situation. « Quand Osman a été arrêté en 2017, on l’a accusé d’avoir organisé les évènements de Gezi. En 2020, il a été acquitté de cette accusation, mais le jour de l’acquittement, il a été accusé d’espionnage et remis en prison. Lundi, le tribunal l’a acquitté d’espionnage, mais l’a condamné pour le crime dont il a été acquitté il y a deux ans », résume le professeur à l’Université Galatasaray, qui côtoie Osman Kavala depuis les années 1970.

Le tribunal a aussi condamné sept autres coaccusés à 18 ans de prison. Parmi eux, on trouve une architecte, une documentariste, des professeurs d’université. Ces derniers n’étaient pas derrière les barreaux au moment de la sentence, mais ont été incarcérés immédiatement après leur condamnation. C’est dans les larmes et les cris de protestation que le tout s’est déroulé.

Suivant le tout de l’Hexagone, Ahmet Insel, qui est lui aussi visé dans l’affaire, ne voit qu’une seule explication. La justice fait les basses œuvres du président turc. « C’est un coup de massue d’Erdoğan pour dire : ‟Si vous bougez en Turquie pour défendre la société civile, voici ce que je peux faire » », dit l’auteur de plusieurs livres sur la politique turque.

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Recep Tayyip Erdoğan, président de la Turquie

Il rappelle que les démêlés judiciaires d’Osman Kavala ont débuté après qu’Erdoğan a prononcé un discours dans lequel il l’accusait d’être le représentant en Turquie de George Soros, milliardaire hongro-américain qui soutient plusieurs organisations prodémocratie. George Soros est la bête noire de Vladimir Poutine. Osman Kavala, celle du président turc.

Ahmet Insel est loin d’être le seul à penser que les peines assenées à son ami et à ses co-accusés suintent la manipulation politique et l’abus de pouvoir.

En 2019, la Cour européenne des droits de la personne a ordonné à la Turquie de libérer M. Kavala, jugeant qu’il n’y avait pas de preuve contre lui et que la procédure était profondément viciée. La Turquie n’a pas bougé.

En octobre dernier, un groupe d’ambassadeurs occidentaux, incluant ceux du Canada et des États-Unis, a écrit au président turc pour demander la libération immédiate de M. Kavala. Le président turc les a alors déclarés « persona non grata » dans le pays, avant d’adoucir le ton.

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Lundi, un concert de voix internationales s’est élevé pour dénoncer les condamnations. Encore une fois, le président turc n’a pas bronché et a dit à tout ce beau monde de se mêler de ses affaires. Et ce, même si la Turquie risque d’être mise à la porte du Conseil de l’Europe.

Comme la Russie s’apprêtait à l’être avant de se retirer elle-même de l’organisation, en mars.

Au-delà de l’absurdité du processus judiciaire, l’histoire d’Osman Kavala doit susciter l’inquiétude pour une autre raison. Comme en Russie, où Vladimir Poutine écrit depuis huit ans un conte de science-fiction dans lequel il est le libérateur de l’Ukraine dirigée par des nazis toxicomanes à la solde de l’Occident, Recep Tayyip Erdoğan nourrit lui aussi un récit abracadabrant.

Selon le président turc, son pays est la cible d’attaques de forces occultes qui veulent briser son économie et imposer leurs règles. C’est dans cette logique que s’inscrit le procès d’Osman Kavala. Ou encore l’emprisonnement de milliers de personnes, toutes accusées d’avoir joué un rôle dans le coup d’État raté de l’été 2016.

Le problème avec ce genre de fictions politiques, apprend-on ces jours-ci en Ukraine, c’est qu’elles peuvent aller loin. Très loin.