D’abord, le soulagement. Autour de Kyiv, l’armée russe bat en retraite. Les troupes se replient, après avoir pilonné, puis occupé les banlieues de la capitale. L’étau se desserre et, pour un bref instant, on se prend à espérer que l’Ukraine a évité le pire.

Et puis, l’horreur. Les soldats russes partis, on découvre avec effroi ce qu’ils laissent derrière. Des scènes d’une cruauté sans nom. Des images brutales, insoutenables.

Ce sont ces images que l’Histoire retiendra de la guerre de Vladimir Poutine en Ukraine. Elles seront pour toujours associées à ce despote. Elles seront son héritage.

Depuis samedi, les photos défilent, toujours plus nombreuses, toujours plus choquantes. Mais il faut les voir. Il faut les regarder. Parce qu’elles disent ce qui se passe, jour après jour, heure après heure, en Ukraine.

Une main aux ongles rouges, sales et cassés. À côté, un porte-clés aux couleurs de l’Union européenne. Comme un rêve d’évasion – ou de protection – brisé de la plus cruelle des manières.

Des rues jonchées de cadavres, laissés à l’endroit même où ils sont tombés.

Un homme aux mains liées derrière le dos, la tête dans une mare de sang.

Un autre allongé sur l’asphalte, une bicyclette tordue entre les jambes. Tué alors qu’il circulait à vélo.

Un vieil homme étalé dans la rue, la tête posée sur le trottoir, comme s’il faisait la sieste.

Quatre ou cinq femmes nues, empilées et brûlées sur un bûcher de pneus.

Des corps disloqués, ensanglantés, à moitié enterrés dans une fosse commune.

Ces images parlent. Non, elles hurlent : il y a eu une boucherie à Boutcha, petite ville du nord-ouest de Kyiv. On ne fait malheureusement que commencer à documenter les crimes de guerre qui y ont été perpétrés.

Il faudra aussi comprendre pourquoi.

Pourquoi une telle barbarie ? Quels êtres humains peuvent infliger ça à d’autres êtres humains ?

Ça s’est passé le 4 mars. Les soldats russes avaient rassemblé une quarantaine de civils, surtout des femmes et des aînés, sur une place de Boutcha. Ils ont ordonné à cinq jeunes hommes d’enlever leurs bottes et leurs vestes. Ils les ont fait s’agenouiller au bord de la route et ont remonté leur t-shirt par-dessus leur tête.

Puis, ils ont tiré dans la nuque de l’un d’eux.

« Il est tombé. Les femmes criaient », a raconté un témoin à Human Rights Watch. L’organisme a publié dimanche un rapport glaçant, dans lequel il documente des crimes de guerre commis par l’armée russe en Ukraine – y compris des viols et des exécutions sommaires.

Consultez le rapport (en anglais)

Sur la place de Boutcha, le commandant russe a voulu rassurer les gens en panique après l’exécution du jeune homme : « Ne vous inquiétez pas. Vous êtes tous normaux – et ça, c’est de la saleté. Nous sommes ici pour vous nettoyer de la saleté. »

Nettoyer. Purifier. Des mots effroyables qui n’étonnent pas Greg Yudin. Depuis deux ans, ce sociologue de Moscou met la planète en garde contre une invasion russe en Ukraine.

Le massacre de Boutcha ne le surprend malheureusement pas davantage. Les gens sous-estiment la rhétorique du Kremlin pour justifier la guerre en Ukraine, expliquait-il dimanche sur Twitter. Cette rhétorique nous semble tellement étrange qu’on a tendance à en faire abstraction.

Et pourtant, les Russes y croient dur comme fer. Ils croient à la dénazification de l’Ukraine.

Au départ, le discours officiel russe voulait que les nazis se soient emparés du pouvoir en Ukraine ; il suffisait de renverser le régime pour que tout rentre dans l’ordre.

Mais les Ukrainiens ont résisté. Alors, le discours officiel a changé : la population ukrainienne se révélait profondément infectée par le nazisme. « Par conséquent, écrit Greg Yudin, libération signifie purification. »

Sur le terrain, les soldats russes s’imaginent être là pour dénazifier l’Ukraine. Ils s’imaginent évidemment que ceux qui leur résistent sont des nazis. Ils s’imaginent qu’ils sont là pour nettoyer le pays à coups de balles dans la nuque.

De la même façon que les nazis, jadis, s’imaginaient purifier l’Allemagne…

Espérons qu’après cette guerre, le plus tôt possible, les bouchers de l’Ukraine auront droit à leur procès Nuremberg. Et que Vladimir Poutine sera au banc des accusés.

Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a salué l’ouverture d’une enquête de la Cour pénale internationale sur les crimes de guerre perpétrés en Ukraine.

Tour à tour, Washington, Paris, Berlin et Londres ont dénoncé dimanche le massacre de Boutcha. « Les responsables de ces attaques délibérées et effroyables seront traduits en justice », a promis Justin Trudeau.

Le premier ministre ne se trompe pas : ces attaques sont délibérées. La destruction et le carnage que nous découvrons à mesure que les troupes russes se replient n’ont rien d’un triste dérapage. Ils n’ont rien d’une erreur.

Ils font partie d’une stratégie de guerre, maintes fois éprouvée par Vladimir Poutine. Une tactique inhumaine, mais terriblement efficace : utiliser la terreur pour forcer la population à se soumettre.

Assiéger une ville. La couper du reste du monde. Cibler les civils. Bombarder les quartiers résidentiels. Ça s’est déjà vu. À Grozny. À Alep. Et, maintenant, à Marioupol.

Bombarder un refuge, où on avait pris la peine d’écrire ENFANTS en lettres blanches, pour prévenir l’aviation russe. Malgré cela, les soldats ont largué leur bombe sur le théâtre de Marioupol, le 16 mars. Malgré cela ou… à cause de ça.

Marioupol est en train de subir ce qu’a subi Grozny en 1995 : l’annihilation. Jour après jour, l’armée de Vladimir Poutine s’emploie à le rayer de la carte.

Il faut casser le moral des résidants par tous les moyens, même les plus atroces. Déjà, 5000 habitants de Marioupol ont perdu la vie. Près de 160 000 autres sont encore bloqués dans la ville, ou ce qu’il en reste. Sans eau, sans électricité, sans nourriture, sans médicaments. Sans espoir.

Une terrible catastrophe humanitaire a lieu en ce moment même à Marioupol. Et quand les troupes russes se retireront de la ville en ruines, le monde aura droit à d’autres images insoutenables. Des images qu’il faudra ajouter au dossier d’accusation de Vladimir Poutine.