Libre. Raïf Badawi est enfin libre.

Après 10 ans passés dans une prison saoudienne où il a été détenu pour avoir « insulté l’islam » dans son blogue.

Après une décennie de combat acharné qu’ont mené, à partir du Québec, sa femme, Ensaf Haidar, ses trois enfants et de nombreux alliés, dont un groupe de citoyens de Sherbrooke infatigables.

Après des années de demandes diplomatiques répétées du Canada, des États-Unis et de l’Europe.

Vendredi, Raïf Badawi a appelé sa femme pour lui dire qu’il quittait la prison après avoir purgé sa peine en entier, mais sans avoir reçu 950 des 1000 coups de fouet auxquels il avait été condamné.

« Votre père est sorti ! Votre père est sorti ! », a alors hurlé Mme Haidar à ses trois enfants qui étaient à la maison au moment de l’appel téléphonique tant attendu.

Tout ça a une odeur de victoire pour tous ceux qui se sont mobilisés, mais cette odeur, c’est celle d’un parfum avec beaucoup de notes amères.

Pour le moment, Raïf Badawi, qui est séparé de sa famille depuis 2012, ne sait toujours pas quand il la retrouvera.

Aux dernières nouvelles, il fait toujours l’objet d’une interdiction de voyage pour les 10 prochaines années. La famille s’attendait à ce que cette punition additionnelle draconienne soit abandonnée au moment de sa libération, mais ni M. Badawi ni sa femme n’avaient reçu d’information en ce sens vendredi.

Au lieu de célébrer, donc, les responsables d’Amnistie internationale, qui ont travaillé d’arrache-pied sur le dossier, sont déjà en train d’organiser un rassemblement pour demander la levée des dernières conditions imposées au blogueur saoudien. « On va fêter seulement quand il sera arrivé au Québec », m’a dit vendredi après-midi France-Isabelle Langlois, directrice générale de la section canadienne francophone d’Amnistie internationale.

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Et fêter toujours en demi-teinte. Car même si on peut se réjouir d’un dénouement heureux pour Raïf Badawi et ses proches, on ne peut surtout pas oublier que le pays qui vient de le libérer a toujours l’un des pires bilans du monde en matière de droits de la personne. « C’est une bonne nouvelle, mais il y a tellement d’autres Raïf dont on ne parle pas », m’a dit vendredi le documentariste Patricio Henriquez. Avec Luc Côté, il coréalise un documentaire sur la famille Badawi.

Walid Abou al-khair, le beau-frère de M. Badawi, qui est aussi son avocat, est toujours derrière les barreaux, rappelle-t-il. Il a été condamné à 15 ans de prison pour avoir dénoncé les dures punitions imposées à ses concitoyens qui critiquent les autorités. La sœur de M. Badawi, Samar, militante des droits des femmes, a été libérée, mais fait toujours l’objet de nombreuses restrictions.

En tout, selon un décompte d’Amnistie, une trentaine de prisonniers d’opinion sont toujours derrière les barreaux.

Et c’est sans parler de la guerre terrible que mènent l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et leurs alliés au Yémen. Une guerre contre les rebelles houthis, soutenus par l’Iran, mais qui a un contrecoup dévastateur sur les civils.

Selon les plus récents chiffres des Nations unies, pas moins de 250 000 personnes ont été tuées dans ce conflit qui dure depuis sept ans. Près des deux tiers des 30 millions d’habitants de ce pays pauvre vivent actuellement dans l’insécurité alimentaire aiguë.

« À l’intérieur du pays, il y a peu de droits et libertés, c’est une chape de plomb. Et le pays est à la tête d’une coalition militaire responsable d’une des pires crises humanitaires du monde. Et le problème, c’est qu’il y a une grande complaisance des gouvernements américains et canadiens qui continuent de vendre des armes et du matériel militaire à l’Arabie saoudite », dit France-Isabelle Langlois.

Cette complaisance ne risque pas de s’estomper de sitôt, alors que tous les yeux du monde sont tournés vers l’Ukraine et l’envahisseur russe.

Le moment est tout indiqué pour que le prince hériter, Mohammed ben Salmane, redore son blason après avoir été montré du doigt pour le meurtre sordide du commentateur et dissident saoudien Jamal Khashoggi à Istanbul, en 2018.

PHOTO FOURNIE PAR L’AGENCE DE PRESSE SAOUDIENNE OFFICIELLE, VIA ARCHIVES REUTERS

Mohammed ben Salmane, pince héritier d’Arabie Saoudite, en décembre 2021

Maintenant que le pétrole est devenu une arme de guerre contre le Kremlin, le téléphone du prince est pas mal occupé. Si bien qu’il n’a apparemment pas eu le temps de prendre l’appel du président des États-Unis, Joe Biden, cette semaine, au dire du Wall Street Journal.

LISEZ l’article du Wall Street Journal (en anglais)

Pour empêcher que le prix du baril de pétrole ne monte en crescendo après avoir banni l’achat du pétrole russe, l’administration américaine veut convaincre les pays producteurs, comme l’Arabie saoudite ou le Venezuela, voire l’Iran, de hausser leur production.

Donc, pour faire cesser les violations des droits de l’homme en Ukraine, pour faire cesser les crimes de guerre de Vladimir Poutine, il faut faire des pactes avec des régimes voyous qui n’ont pas grand-chose à faire des droits de leurs propres citoyens. Et qui, tout à coup, dans ce bien drôle de rebattage des cartes géopolitiques, ont le gros bout de la pompe à essence.

Il ne reste qu’à espérer que dans sa tentative de se refaire une virginité, Mohammed ben Salmane laissera Raïf Badawi rejoindre les siens au Québec. Ce dernier, qui n’a jamais eu la langue dans sa poche, pourra alors rappeler quotidiennement au gouvernement canadien avec qui il fait affaire.