Difficile de citer un chiffre exact pour parler des réfugiés d’Ukraine qui sont arrivés en Europe depuis le début de l’invasion russe. D’heure en heure, ce chiffre bondit, grossit, se multiplie.

Ce qu’on peut dire cependant, c’est que plus d’un million de personnes ont quitté la zone de conflit pour les pays avoisinants en tout juste une semaine. C’est plus que tous les migrants et réfugiés qui étaient arrivés en Europe en 2015.

PHOTO YARA NARDI, REUTERS

Réfugiés ukrainiens près d’un centre d’hébergement temporaire, à Korczowa, en Pologne, jeudi

Cette année-là, ce sont 911 000 personnes qui avaient frappé aux portes de l’Union européenne entre janvier et le 7 décembre, selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). On parlait d’une « crise migratoire » sans précédent.

Une « crise » qui a mené les membres de l’Union européenne à s’entredéchirer et qui a nourri l’extrême droite de la Hongrie à la France. Une « crise » qui a incité l’Europe à se transformer en forteresse, payant des tiers pays comme la Libye et le Maroc pour intercepter les migrants en mouvement.

PHOTO ATTILA KISBENEDEK, AGENCE FRANCE-PRESSE

Réfugiés ukrainiens arrivant jeudi en autobus à Tiszabecs, près de la frontière entre la Hongrie et l’Ukraine

Et aujourd’hui, en Pologne, en Slovaquie, en Moldavie et en Hongrie, où arrivent les réfugiés ? On parle de faire face à d’immenses besoins humanitaires, à une situation d’urgence, mais on ne parle pas de « crise migratoire ». Malgré les chiffres records et malgré le fait que les Nations unies s’attendent à ce que trois millions de personnes de plus cherchent l’asile à l’extérieur du pays en guerre au cours des prochaines semaines.

Qu’est-ce qui a changé ? Le phénomène migratoire n’est pas tout à fait le même, m’a expliqué Kelly Clements, haute-commissaire adjointe des Nations unies pour les réfugiés, lors d’une entrevue téléphonique accordée mercredi après-midi.

PHOTO RICCARDO SAVI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Kelly Clements, haute-commissaire adjointe des Nations unies pour les réfugiés, en 2021

« En 2015, il y avait une confluence d’évènements. Les pays autour de la Syrie étaient privés de soutien international, alors on est arrivés à un moment où les gens n’étaient plus capables de soutenir leurs familles et n’avaient pas d’autre solution que de quitter la Jordanie, le Liban, l’Irak et la Turquie pour se déplacer ailleurs. Il y a eu un effet boule de neige. Cette fois, dans la situation ukrainienne, on parle d’une opération militaire intensive qui a débuté un jour donné et les gens se sont mis en mouvement d’est en ouest immédiatement », note Mme Clements.

Lors de notre entretien, la no 2 mondiale du HCR venait tout juste d’arriver au Canada pour s’entretenir avec le gouvernement Trudeau.

Mais au-delà des circonstances qui ont poussé les réfugiés à se mettre en marche, c’est surtout la réponse à la situation qui est complètement différente cette fois. En Europe d’abord, mais aussi dans le reste du monde.

Le HCR, qui a lancé un appel à l’aide éclair mardi, demandant 1,7 milliard pour faire face à l’afflux de personnes réfugiées et déplacées en provenance d’Ukraine, a reçu des promesses de dons couvrant l’entièreté de la somme en moins de 24 heures.

Et l’Union européenne, qui n’avait jamais réussi à se donner de feuille de route solide pour gérer la vague migratoire de 2015, a mis à peine une semaine pour s’entendre sur un véritable plan d’urgence. Les Ukrainiens qui fuient leur pays auront droit à un statut temporaire qui leur permettra de vivre et de travailler dans les pays de l’Union européenne pour une période de trois ans. « Nous accueillons cette mesure avec enthousiasme. Dans une situation semblable, où il y a un déplacement de masse rapide, c’est la meilleure manière de soutenir les gens à court terme », note Kelly Clements.

Jeudi, le Canada a annoncé une mesure semblable. D’ici deux semaines, tous ceux qui fuient l’Ukraine pourront demander une « autorisation pour voyage d’urgence » qui leur conférera un statut au Canada pendant deux ans.

Et le gouvernement canadien n’a pas fixé de plafond pour ce programme. La porte sera grand ouverte.

Avouez que le contraste est saisissant. Et même si on a envie de féliciter tous les pays qui se donnent les moyens d’aider cette fois, on a une pensée pour tous ceux qui ont souffert quand ils se cognaient le nez à une frontière ou à une clôture érigée à la hâte en 2015. Ou pire encore, pour les 3500 personnes qui ont péri dans leur fuite, dont le petit Alan Kurdi, 3 ans, devenu le symbole d’un été du désespoir.

Cette semaine, les accusations de discrimination, voire de racisme, dans la réponse occidentale ne se sont pas fait attendre. Et elles sont plutôt difficiles à balayer sous le tapis.

Des politiciens européens ont énoncé clairement leur préférence pour les réfugiés européens. « Ce ne sont pas les réfugiés auxquels nous sommes habitués, ce sont des Européens, a dit le premier ministre bulgare, Kiril Petkov, à un groupe de journaliste au début de la semaine. Ces gens sont intelligents. Ils sont instruits. […] Ce ne sont pas des gens dont nous ne sommes pas certains de l’identité, dont le passé n’est pas clair, qui auraient pu être des terroristes. »

On a même vu cette semaine, grâce aux articles de nos collègues sur le terrain, que l’origine ethnique des réfugiés en provenance de l’Ukraine a un impact sur le traitement qu’ils reçoivent à la frontière.

Lisez l’article « Une solidarité à deux vitesses »

Le tout inquiète les Nations unies. « Nous avons rappelé à tous les pays qu’il ne devrait y avoir aucune discrimination envers des personnes ou des groupes particuliers. Tout le monde fuit le même risque. Tout le monde a les mêmes besoins », a noté à ce sujet Kelly Clements.

En ces temps d’exode, ce n’est pas exactement le moment de lancer une chasse aux sorcières. Les besoins sont trop grands, trop criants.

Cependant, quand la poussière sera retombée, il sera nécessaire de regarder bien en face le système mondial d’asile et les inégalités qui l’empoisonnent.

Au lieu de ne voir que la noirceur, on pourrait plutôt tenter d’étendre l’élan de solidarité envers les Ukrainiens à beaucoup plus d’hommes, de femmes et d’enfants fuyant le danger et la persécution. Car s’il y a une chose qu’on vient d’apprendre en matière d’accueil de réfugiés, c’est que quand on veut, on peut.