(Bowling Green, Kentucky) C’est sur la pointe des pieds que je m’avance au milieu du désastre. Tout le monde ici répare un truc, vide une maison avant la pluie, dégage un accès, coupe des branches… Bref, chaque personne ici est en train de faire quelque chose d’utile, une semaine après la tornade. Et me voilà avec un calepin pour tout instrument…

Pourtant, où que j’aille, je suis accueilli avec la même bienveillance que si j’étais au volant d’une pelle mécanique.

« Merci d’être ici ! Voulez-vous un sandwich ? C’est ma recette de porc effiloché. »

Mickey Fowler est devant les ruines de son restaurant. Un endroit connu depuis 40 ans pour son porc BBQ et sa root beer maison. Mais ce matin-là, à Mayfield, il a sorti ses fours à bois et fait à manger pour tous les passants, pompiers, émondeurs, secouristes…

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Mickey Fowler

« J’essayais de vendre. De toute manière, je suis en vie, c’est ce qui compte, alors on aide comme on peut. »

Les gens de son église sont au rendez-vous. Chaque église – et il y en a ici plus que nulle part ailleurs par âme qui vive – a son plan d’intervention. Les églises en fait sont parties prenantes du système de sécurité civile, dans cet État de la Bible Belt. Elles font partie du « filet social ». Elles sont le filet social, bien souvent, le lieu de ralliement et de solidarité de base.

Quand j’arrive à l’église New Visions, le pasteur Gregg Hussey me dit qu’un camion de secours est sur le point d’arriver de Louisville, à 350 km d’ici.

« C’est Sam Aguiar, l’avocat de Breonna Taylor, qui nous envoie ça. »

Taylor est cette femme sans histoire de Louisville qui a été tuée par des policiers l’an dernier, dans un raid de nuit visant son conjoint. Les agents ont été accusés et acquittés, mais la police a versé 12 millions en indemnité à la famille.

MAguiar est généreux, et il veut que ça se sache. Adrian Delgado et Raymond Johnson, qui arrivent avec le camion loué « 75 000 $ » plein de trucs de première nécessité, portent des t-shirts de sa firme.

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Adrian Delgado et Raymond Johnson

Un kilomètre plus loin, à l’église baptiste qui surplombe la tristement célèbre manufacture de chandelles, je rencontre Chris Chiles, coordonnateur des mesures d’urgence de God’s Pit Crew, dont le logo suggère une voiture de course plus que la divinité.

C’est que le fondateur, Randy Johnson, est un maniaque de NASCAR qui fait le tour des écoles, voiture de course à l’appui, pour montrer aux enfants que « celui qui visse le boulon est aussi important que celui qui conduit ».

« En vérité je vous le dis, tout ce que vous ferez pour le plus humble de vos frères et de vos sœurs, vous le ferez pour moi », disait Jésus, ainsi que nous le rappelle la carte professionnelle de Chris.

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Chris Chiles et une équipe du God’s Pit Crew sont venus de Virginie pour nettoyer au nom de Dieu.

Ces gens-là, près des mouvements fondamentalistes chrétiens, travaillent donc dans le garage du Bon Dieu, pour ainsi dire.

Si un désastre frappe quelque part aux États-Unis, ils montent une équipe de bénévoles et s’en vont aider deux, trois, quatre semaines. Les églises locales les reçoivent. Ils coupent des branches, dégagent des terrains, font des repas. Une forme d’évangélisation par l’action.

« On fait environ six évènements par année. En 2021, on a été au verglas du Texas, à l’ouragan Ida en Louisiane, aux inondations de Canton, en Caroline du Nord… D’un endroit à l’autre, on rencontre souvent les mêmes gens. »

Par exemple le Missouri Baptist Disaster Relief, dont les remorques sont impossibles à rater.

Eux aussi offrent des repas chauds, du travail de déblaiement de base avec scies à chaîne, et des douches portatives.

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Mickey Ebert (au premier plan) et Rendy Reddell (au centre), qui sont venus du Missouri, offrent des douches, des repas et « de l’amour ».

Dans Dawson Springs, c’est surtout l’équipe de retraités avec leurs gilets jaunes venus offrir « de l’amour » qu’on pouvait croiser dans les rues.

« On n’est pas venus ici pour convertir, on est ici pour soulager, me dit Mickey Ebert, une retraitée de l’enseignement qui voulait donner un sens à sa retraite.

— Et vous faites ça comment ?

— Je rencontre les gens dans les rues, je leur demande comment ils vont, je leur dis que ça ne doit pas être facile. Des fois, je leur fais un câlin. »

Eux aussi sont hébergés par des églises, et ils repartent des lieux de catastrophes le cœur content.

De l’autre côté de la rue, un groupe d’amish de Crofton, au Kentucky, est aussi venu préparer des repas.

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Groupe d’amish de Crofton, au Kentucky

Personne n’aura faim cette semaine, ici.

Jeudi, à Bowling Green, Bill Brent, venu de Virginie pour la Croix-Rouge, venait d’apprendre la nouvelle : on avait retrouvé le corps de l’adolescente de 13 ans dont toute la famille avait été emportée par la tornade. Cinq enfants et leurs parents. À la porte d’à côté, une famille de cinq anciens réfugiés bosniaques a été tuée en même temps. Sur les 17 morts dans cette ville de 73 000 habitants, 12 vivaient côte à côte.

Il était pressé : sur 130 personnes réfugiées samedi, il en reste encore 25 dans la Moss Middle School, et il faut leur trouver des logements. Certains sont des immigrants de fraîche date, souvent eux-mêmes des réfugiés ayant fui des catastrophes dans leur pays.

Quand on additionne la Croix-Rouge, qui évalue les dommages rue par rue, maison par maison, l’agence fédérale de mesures d’urgence (FEMA), les services municipaux, l’aide de l’État, la charité, les services de premiers répondants, les bénévoles, les églises, les entrepreneurs…

C’est à se demander comment on répond aussi efficacement à l’urgence criante.

Au milieu de tout ça, entre les bénévoles et les faiseurs de gros ouvrages, de petits entrepreneurs en réparation de désastre se pointent.

« La différence entre un ouragan et une tornade, me dit Y. S. Malik, c’est que dans un ouragan, tout est parti. Il n’y a rien sur une immense surface. Dans une tornade, tu as une rue complètement rasée, et des deux côtés, tout est intact. Les infrastructures sont en meilleur état général. »

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Y. S. Malik, entrepreneur en réparation de désastre

Il regarde autour de nous, au centre-ville de Mayfield, et même s’il en a vu d’autres, il estime que « c’est vraiment le pire que tu puisses voir. Et sur une aussi longue distance, c’est du jamais vu… ».

Il est arrivé du New Jersey, où il a monté des camps de réfugiés afghans. Avant ça, il a passé beaucoup de temps en Louisiane, après Ida. Il approche les particuliers ou les petits commerces.

« L’important, c’est d’arriver en complète autonomie. Roulottes, équipement, ravitaillement, carburant. Tu ne sais jamais comment tu pourras t’approvisionner, où il y aura de l’électricité… »

Il arrive avec des bennes pour ramasser les débris, et de quoi rebâtir. Mais aucun contrat en poche. La nécessité lui en fournira.

Oui, c’est une business. Et oui, les coûts sont 300 % de ce qu’ils seraient en temps normal.

« Mais je prends un risque en venant ici. Je ne sais pas s’il faut que je fasse venir du bois de Nashville [à 200 km], si mon équipement va tomber en panne ou même si j’aurai de l’ouvrage. »

Il en aura, il le sait, car il a sa place dans l’écosystème américain tout à fait unique de réponse aux désastres naturels nationaux.